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j’avais eu la fantaisie de le parcourir ; mais j’ai eu beaucoup de peine à me le procurer, les Anglais s’en défendirent longtemps ; ils disaient que c’était un si abominable libelle, qu’ils n’osaient me le mettre dans les mains : ils en avaient honte eux-mêmes, disaient-ils. Il me fallut insister longtemps ; leur répéter maintes fois que nous étions tous cuirassés sur de pareilles gentillesses ; que celui-là même qui en était l’objet ne faisait qu’en rire quand le hasard les lui plaçait sous la main ; et puis, si cet ouvrage était si mauvais qu’on le disait, il manquait son but, il cessait de l’être. Je demandai ce qu’était ce Goldsmith, son auteur. C’était un Anglais, me disait-on, qui avait longtemps desservi son pays à Paris pour de l’argent et qui, de retour en Angleterre, cherchait à échapper au châtiment et à gagner encore quelque argent, en accablant d’injures et d’imprécations l’idole qu’il avait longtemps encensée. J’obtins enfin cet ouvrage. Il faut en convenir, il est difficile d’amasser de plus horribles et de plus ridicules vilenies que n’en présentent ses premières pages : le viol, l’empoisonnement, l’inceste, l’assassinat et tout ce qui s’ensuit, sont accumulés par l’auteur sur son héros, et cela dès la plus tendre enfance. Il est vrai qu’il importe peu à l’auteur, à ce qu’il semble, de les rendre croyables, et qu’il les démontre lui-même impossibles, ou bien les détruit par les anachronismes, les alibi, les contradictions de toute espèce, les méprises des noms, des personnes, des faits les plus authentiques, etc. Ainsi, lorsque Napoléon n’avait encore que dix à douze ans, et se trouvait sous les barreaux de son école militaire, il lui fait commettre des attentats qui demanderaient du moins l’âge viril et une certaine liberté. L’auteur lui fait entreprendre ce qu’il appelle ses brigandages d’Italie à la tête de huit mille galériens échappés des bagnes de Toulon. Plus tard, il fait abandonner les rangs autrichiens à vingt mille Polonais, qui passent sous les drapeaux du général français, etc., etc. Le même auteur fait venir Napoléon en fructidor à Paris, quand tout le monde sait qu’il ne quitta jamais son armée. Il le fait traiter avec le prince de Condé, et demander Madame Royale en mariage, pour prix de sa trahison. Je passe une foule de choses d’une aussi absurde impudence. Il est évident que pour la partie surtout des anecdotes sales ou ridicules il n’a fait qu’entasser tout ce qu’il a entendu ; mais encore à quelle source a-t-il été puiser ? La plupart de ces traits ont pris certainement naissance dans certains cercles fort malveillants de Paris ; mais encore, sur ce terrain, avaient-ils un certain esprit, du sel, du mordant, certaines couleurs dans l’apparence, certaines grâces dans la diction ; ici ces traits sont déjà descendus des salons dans la rue ; ils n’ont été recueillis qu’après avoir roulé dans le ruisseau. Les Anglais