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nous en éprouvions de la gêne dans nos habitudes, sans en recueillir aucun agrément. L’Empereur était moins avec nous, sa conversation n’avait plus le même abandon.

L’après-dînée était désormais consacrée à la lecture de quelque ouvrage ; l’Empereur lisait lui-même tout haut ; quand il était fatigué, il passait le livre à quelqu’un ; mais alors il n’en supportait jamais la lecture plus d’un quart d’heure, il s’endormait. Nous en étions en ce moment à des romans ; nous en entamions beaucoup que nous ne finissions pas. C’était Manon Lescaut, que nous rejetâmes bientôt comme roman d’antichambre ; les Mémoires de Grammont, si pleins d’esprit, mais qui ne font point d’honneur aux hautes mœurs du temps ; le Chevalier de Faublas, qui n’est supportable qu’à vingt ans, etc. Quand ces lectures pouvaient nous conduire jusqu’à onze heures ou minuit, l’Empereur en témoignait une véritable joie : il appelait cela des conquêtes sur le temps, et il trouvait qu’elles n’étaient pas les plus faciles.

La politique aussi avait son tour. Environ toutes les trois ou quatre semaines nous recevions un gros paquet de journaux d’Europe : c’était un coup de fouet qui nous ravivait et nous agitait fort durant quelques jours, pendant lesquels nous discutions, classions et résumions les nouvelles ; après quoi nous retombions insensiblement dans le marasme. Les derniers journaux nous avaient été apportés par la corvette la Levrette, arrivée depuis quelques jours ; ils remplirent une de nos soirées, et firent éclater dans l’Empereur un de ces moments de chaleur et de verve dont j’ai été parfois le témoin au Conseil d’État, et qui lui échappent de temps à autre ici.

Il marchait à grands pas au milieu de nous, s’animant par degré et ne s’interrompant que par quelques instants de méditation.

« Pauvre France, disait-il, quelles seront tes destinées ? Surtout qu’est devenue ta gloire !… » Je supprime le reste, d’une assez longue étendue, il le faut.

N.B. Aujourd’hui que le temps ne gêne plus cette publication, le voici : « Quelles seront tes espérances, tes ressources ? Un roi sans système, incertain, à demi-mesures, quand elles devraient être positives et extrêmes ; une ombre de ministère, quand il lui faudrait tant de force et de talent ; division dans la maison royale, quand il n’y faudrait qu’une volonté ; un prince du sang à la tête d’une opposition toute nationale ! Que de sujets de troubles, que de combinaisons pour l’avenir ! qui pourrait assigner le dénouement ! Quelles adresses que celles de ces deux Chambres ! On les a lues tout à l’heure, à qui de nous en reste-t-il quel-