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qu’un retard ; qu’un débarquement, fait à forces supérieures, était un résultat tout obtenu, au temps près, si la distance n’admettait point un secours.

L’amiral lui ayant demandé quelle était dans son opinion la place la plus forte du monde, l’Empereur a répondu qu’il était impossible de l’assigner, parce que la force d’une place se compose de ses moyens propres, et de circonstances étrangères indéterminées. Pourtant il a nommé Strasbourg, Lille, Metz, Mantoue, Anvers, Malte, Gibraltar. L’amiral ayant dit qu’en Angleterre on lui avait supposé, pendant quelque temps, le dessein d’attaquer Gibraltar. « Nous nous en serions bien donné de garde, a dit l’Empereur ; cela nous servait trop bien. Cette place ne vous est d’aucune utilité ; elle ne défend, n’intercepte rien ; ce n’est qu’un objet d’amour-propre national qui coûte fort cher à l’Angleterre, et blesse singulièrement la nation espagnole. Nous aurions été bien maladroits de détruire une pareille combinaison. »

Le 7, l’Empereur a reçu la visite du secrétaire du gouvernement et d’un des membres du conseil de l’île. Il les a beaucoup questionnés, suivant sa coutume, sur la culture, la prospérité et les améliorations dont leur colonie serait susceptible. Ils répondaient qu’en 1772 on avait adopté le système de fournir, des magasins de la compagnie, de la viande à moitié prix aux habitants ; il en était résulté une grande paresse dans l’industrie et l’abandon de l’agriculture. Depuis cinq ans on avait changé ce système ; ce qui, joint à d’autres circonstances, avait ramené l’émulation, et porté l’île à un état supérieur à ce qu’elle avait jamais été. Il est à craindre que notre venue ne soit un coup mortel pour cette prospérité croissante.

Sainte-Hélène, de sept à huit lieues de tour, environ la grandeur de Paris, obéit aux lois générales d’Angleterre et à des lois locales de l’île ; ces lois locales se font ici par le conseil, et se sanctionnent en Angleterre par la cour de la compagnie des Indes. Le conseil se compose du gouverneur, de deux membres civils et d’un secrétaire qui tient les registres ; tous sont nommés par la compagnie, et sont révocables à volonté. Les membres du conseil sont législateurs, administrateurs et magistrats ; ils décident sans appel, à l’aide du jury, au civil et au criminel. Il n’y a ni procureur ni avocat dans l’île : le secrétaire du conseil légitime tous les actes, et se trouve une espèce de notaire unique. La population de l’île est en ce moment de cinq à six mille âmes environ, y compris les noirs et la garnison.

L’Empereur se promenait seul avec moi dans le jardin. Un matelot de vingt-deux à vingt-trois ans, d’une figure franche et ouverte, nous a abor-