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surprise le premier jour dans son costume journalier, il n’annonçait rien moins que l’aisance ; le lendemain nous retrouvâmes la jeune personne avec une toilette fort soignée ; mais alors notre jolie fleur des champs ne nous parut plus qu’une fleur de parterre assez ordinaire. Toutefois nous nous y arrêtions chaque jour quelques minutes ; elle s’avançait alors de quelques pas pour entendre les deux ou trois phrases que l’Empereur lui adressait ou lui faisait traduire en passant, et nous continuions notre route tout en devisant sur ses attraits. Dès cet instant elle augmenta la nomenclature spéciale de Longwood ; elle ne fut plus que notre nymphe.

L’Empereur, dans son intimité, avait la coutume de baptiser insensiblement tout ce qui l’entourait : ainsi la vallée que nous parcourions d’habitude en cet instant n’avait plus d’autre nom que la vallée du Silence ; notre hôte de Briars n’était que notre Amphitryon ; son voisin, le major aux six pieds de haut, notre Hercule ; sir Georges Cockburn, monseigneur l’amiral tant qu’on était en gaieté ; dès que l’humeur arrivait, ce n’était plus que le Requin, etc., etc.

Notre nymphe est précisément l’héroïne de la petite pastorale dont il a plu au docteur Warden d’embellir ses lettres ; bien que j’eusse redressé son erreur lorsqu’il m’en donna lecture avant son départ pour l’Europe, lui disant : « Si vous avez le projet de créer un conte, c’est bien ; mais si vous avez voulu peindre la vérité, vous avez tout à changer. » Apparemment qu’il aura pensé que son conte avait beaucoup plus d’intérêt, et il l’a conservé.

Du reste, on m’a appris que Napoléon avait porté bonheur à notre nymphe : la petite célébrité qu’elle en avait acquise a attiré la curiosité des voyageurs ; ses attraits ont fait le reste : elle est devenue la femme d’un très riche négociant ou capitaine de la compagnie des Indes.

Au retour de nos courses, nous trouvions déjà rendues les personnes que l’Empereur invitait à dîner. Il eut successivement le général-colonel du 53e, plusieurs de ses officiers et leurs femmes, l’amiral, la bonne, belle et douce madame Hodson, la femme de notre Hercule, que l’Empereur avait été visiter un jour dans le fond de Briars, et dont il avait tant caressé les enfants, etc., etc.

Après le dîner, l’Empereur faisait une partie, et le reste de la compagnie une autre.

Le jour où y dîna l’amiral, l’Empereur, en prenant son café, a causé quelques instants sur la position de l’île. L’amiral a dit que le 66e venait renforcer le 53e ; l’Empereur en a ri, et lui a demandé s’il ne se croyait pas déjà assez fort. Puis, passant à des observations générales, il a dit qu’un soixante-quatorze de plus valait mieux qu’un régiment ; que la sûreté d’une île, c’étaient des vaisseaux ; que des fortifications n’étaient