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de la veille avec l’Anglais qui était venu me faire visite. De là ses questions se sont portées sur l’émigration, Londres et les Anglais.

Je lui disais que l’émigration n’aimait pas les Anglais, mais qu’il y avait peu d’émigrés qui ne se fussent attachés à quelque Anglais ; que les Anglais n’aimaient point l’émigration, mais qu’il y avait peu de familles anglaises qui n’eussent adopté quelque Français. Ce devait être là toute la clef des sentiments et des rapports, souvent contradictoires, qu’on rencontre d’ordinaire sur cet objet. Quant au bien qu’ils nous avaient fait, surtout la classe mitoyenne, qui est celle qui caractérise toujours un peuple, il était au-delà de toute expression, et nous endettait envers elle d’une véritable reconnaissance. Il est difficile d’énumérer les bienfaits particuliers, les institutions bienveillantes, les mesures charitables employées vis-à-vis de nous ; ce sont les particuliers qui, par leur exemple, ont amené le gouvernement à des secours réguliers ; et quand ceux-ci ont été établis, les autres n’ont point cessé.

« Mais n’avez-vous jamais aperçu l’occasion de faire fortune ? – Deux fois. Un évêque de Rodez, Colbert, Écossais de naissance, qui m’aimait beaucoup, me proposa de suivre son frère à la Jamaïque : il y allait chef du pouvoir exécutif, était un des planteurs les plus considérables ; il m’eût confié la gestion de ses biens, et m’eût fait avoir celle de ses amis ; l’évêque me garantissait en trois ans une véritable fortune. Je ne pus m’y résoudre, je préférai continuer une vie misérable à m’éloigner des côtes de France.

« Une autre fois, des amis voulaient m’envoyer dans l’Inde ; j’y eusse été employé, protégé ; on me garantissait encore, en très peu de temps, une fortune considérable. Je ne voulus pas ; je me trouvais trop âgé, c’était trop loin, disais-je. Il y a vingt ans de cela, et je suis à Sainte-Hélène.

« Cependant il en était peu dont l’émigration, dans le principe, eût été plus dure que la mienne, bien qu’il n’en fût pas de plus brillante vers sa fin. Je m’étais vu plus d’une fois à la veille de manquer littéralement de tout : pourtant je n’avais jamais été découragé ni même malheureux. J’avais trouvé le vrai trésor de la philosophie en me comparant au grand nombre de ceux qui, autour de moi, étaient plus malheureux encore ; aux vieillards, aux femmes, à ceux qui, dépourvus d’une certaine instruction, de certaines facultés, n’apprendraient jamais une langue étrangère, ne sauraient jamais se créer aucun moyen. Moi, j’avais de la jeunesse, de l’ardeur, je me sentais capable de quelque chose, j’étais plein d’espérance ; je montrais ce que je ne savais pas, tout ce qu’on voulait ; j’apprenais la veille ce qu’on me demandait pour le lendemain.