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populaire, plus débonnaire que le malheureux Louis XVI ? Pourtant quelle a été sa destinée ? Il a péri ! C’est qu’il faut servir dignement le peuple, et ne pas s’occuper de lui plaire : la belle manière de le gagner, c’est de lui faire du bien ; rien n’est plus dangereux que de le flatter : s’il n’a pas ensuite tout ce qu’il veut, il s’irrite et pense qu’on lui a manqué de parole ; et si alors on lui résiste, il hait d’autant plus qu’il se dit trompé. Le premier devoir du prince, sans doute, est de faire ce que veut le peuple, mais ce que veut le peuple n’est presque jamais ce qu’il dit : sa volonté, ses besoins, doivent se trouver moins dans sa bouche que dans le cœur du prince.

« Tout système peut sans doute se soutenir, celui de la débonnaireté comme celui de la sévérité ; chacun a ses avantages et ses inconvénients : tout se balance dans ce bas monde. Que si vous me demandez à quoi ont pu me servir mes expressions et mes formes sévères, je répondrai : À m’épargner de faire ce dont je menaçais. Quel mal, après tout, ai-je fait ? Quel sang ai-je versé ? Qui peut se vanter, dans les circonstances où je me suis trouvé, qu’il eût fait mieux ? Quelle époque de l’histoire, semblable à mes difficultés, offre mes innocents résultats ? Car que me reproche-t-on ? On a saisi les archives de mon administration, on est demeuré maître de mes papiers, qu’a-t-on eu à mettre au grand jour ? Tous les souverains, dans ma position, au milieu des factions, des troubles, des conspirations, ne sont-ils pas entourés de meurtres et d’exécutions ? Voyez pourtant quel a été avec moi le calme subit de la France ? Cette marche vous étonne, continua-t-il en riant, vous qui parfois montrez la douceur et la naïveté d’un enfant ? »

Et me voilà, dans ma propre défense, soutenant vivement à mon tour que tous les systèmes pouvaient avoir leur avantage. « Tout homme, convenais-je, doit se créer sans doute un caractère par l’éducation ; mais il faut qu’il en pose les bases sur celui que lui a donné la nature ; autrement il court le risque de perdre les avantages de celui-ci, sans obtenir ceux du caractère qu’il voudrait se donner ; ce pourrait n’être plus qu’un instrument qui fausserait sans cesse. Le cours de la vie de chacun doit être, après tout, le résultat évident, le vrai jugement de son caractère. Or, de quoi pourrai-je avoir à me plaindre ? Du dernier degré de la misère, je me suis relevé seul à une assez belle aisance, et du pavé de Londres je suis parvenu aux marches de votre trône, aux sièges de votre conseil ; le tout sans que j’aie à être embarrassé, devant qui que ce soit, d’aucune parole, d’aucun écrit, d’aucune démarche. N’est-ce pas aussi avoir produit en petit mes petites merveilles ? Et qu’aurais-je donc pu faire de mieux avec un autre tour donné à mon caractère ? »