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bien abject, disait l’Empereur. J’eus un moment l’idée d’en insérer quelques-unes dans le Moniteur ; elles auraient dégradé quelques individus, mais n’eussent rien appris sur le cœur humain : les hommes sont toujours les mêmes ! »

L’Empereur, du reste, était loin de connaître tout ce que la police exécutait en son nom sur les écrits et sur les individus : il n’en avait ni le temps ni les moyens. Aussi tous les jours apprend-il de nous, ou par des pamphlets qui lui tombent sous la main, des arrestations d’individus ou des suppressions d’ouvrages qui sont tout à fait neuves pour lui.

En parlant des ouvrages cartonnés ou défendus par la police, sous son règne, l’Empereur disait que n’ayant rien à faire à l’île d’Elbe, il s’y était amusé à parcourir quelques-uns de ces ouvrages, et souvent il ne concevait pas les motifs que la police avait eus dans la plupart des prohibitions qu’elle avait ordonnées.

De là il est passé à discuter la liberté ou la limitation de la presse. C’est, selon lui, une question interminable et qui n’admet point de demi-mesure. Ce n’est pas le principe en lui-même, dit-il, qui apporte la grande difficulté, mais bien les circonstances sur lesquelles on aura à faire l’application de ce principe pris dans le sens abstrait. L’Empereur serait même par nature, disait-il, pour la liberté illimitée.

C’est sous ce même point de vue, et avec les mêmes raisonnements, que je l’ai vu constamment traiter ici toutes les grandes questions ; aussi Napoléon a-t-il vraiment été et doit-il demeurer, avec le temps, le type, l’étendard et le prince des idées libérales : elles sont dans son cœur, dans ses principes, dans sa logique. Si parfois ses actions semblent s’en être écartées, c’est que les circonstances l’ont impérieusement maîtrisé. En voici une preuve que j’acquis dans le temps, et que je n’appréciais pas alors autant qu’aujourd’hui.

Causant à l’écart dans un de ses cercles du soir aux Tuileries, avec trois ou quatre personnes de la cour groupées autour de lui, ainsi que cela arrivait souvent, il termina une grande question politique par ces paroles remarquables : « Car moi aussi je suis foncièrement et naturellement pour un gouvernement fixe et modéré. » Et comme la figure d’un des interlocuteurs lui exprimait quelque surprise. « Vous ne le croyez pas, continua-t-il ; pourquoi ? Est-ce parce que ma marche ne semble point d’accord avec mes paroles ? Mais, mon cher, que vous connaîtriez peu les choses et les hommes ! la nécessité du moment n’est-elle donc rien à vos yeux ? Je n’aurais qu’à relâcher les rênes, et vous verriez un beau tapage ; ni vous ni moi ne coucherions peut-être pas après-demain aux Tuileries. »