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commoder l’Empereur ; aussi nous n’étions pas dix minutes à table. On préparait le dessert dans la pièce voisine, qui était le salon ; nous allions nous y remettre à table, on y servait le café, la conversation se prolongeait ; on lisait quelques scènes de Molière, de Racine, de Voltaire ; nous regrettions chaque fois de n’avoir pas Corneille. De là on passait à une table de reversi ; c’était le jeu de l’Empereur au temps de sa jeunesse, disait-il. Ce ressouvenir lui était agréable ; il pensait qu’il pouvait s’en amuser longtemps ; il ne tarda pas à se détromper ; du reste, nous le jouions avec toutes ses variantes, ce qui amenait beaucoup de mouvement ; j’ai vu jusqu’à 15 ou 18 000 fiches de remises. L’Empereur essayait presque à chaque coup de faire le reversi, c’est-à-dire de faire toutes les levées ; ce qui est assez difficile, et cela lui réussissait néanmoins souvent : le caractère perce toujours et partout ! On se retirait de dix à onze heures.

Aujourd’hui 19, quand j’aborde l’Empereur, il me donne à lui traduire un libelle qui lui était tombé sous la main. À travers mille inepties, nous arrivons à des lettres privées qu’il adressait à l’impératrice Joséphine, sous la forme solennelle de Madame et chère épouse. Ensuite c’était une combinaison d’espions et d’agents, à l’aide desquels l’Empereur lisait dans l’intérieur de toutes les familles en France, et perçait dans l’obscurité de tous les cabinets de l’Europe. L’Empereur n’a pas voulu aller plus loin, et m’a fait jeter le livre, en me disant : « C’est par trop bête ! »

Le fait est que Napoléon, dans ses relations privées, n’a jamais cessé d’écrire très bourgeoisement tu à l’impératrice Joséphine, et ma bonne petite Louise à Marie-Louise.

La première fois que j’ai vu de l’écriture suivie de l’Empereur, c’est à Saint-Cloud, après la bataille de Friedland, entre les mains de l’impératrice Joséphine, qui se plaisait à nous la faire déchiffrer comme des espèces d’hiéroglyphes. Elle portait : « Mes enfants viennent d’illustrer encore une fois ma carrière ; la journée de Friedland s’inscrira dans l’histoire à côté de celles de Marengo, d’Austerlitz et d’Iéna. Tu feras tirer le canon ; Cambacérès fera publier le bulletin… » Plus tard la même faveur me procura la vue de la même écriture, lors du traité de Tilsit. Elle disait : « La reine de Prusse est réellement charmante ; elle est pleine de coquetterie pour moi, mais n’en sois pas jalouse ; je suis une toile cirée sur laquelle tout cela ne fait que glisser. Il m’en coûterait trop cher pour faire le galant. »

À ce sujet on racontait alors parmi nous, dans le salon de Joséphine, que la reine de Prusse tenant à sa main une fort belle rose, l’Empereur la