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que faute que l’on fît, quelque déplaisir que l’on causât, il était bien rare de s’en voir éloigné tout à fait. C’est qu’il est dans l’Empereur, à un degré éminent, deux qualités bien précieuses : un grand fonds de justice et une disposition naturelle à s’attacher. Quels que soient les contrariétés et les mouvements de colère qu’il vient à éprouver, il est encore un sentiment de justice qui reste tout-puissant sur lui : on est toujours sûr de le rendre attentif à de bonnes raisons ; on est même sûr, si l’on garde le silence, de les lui voir produire lui-même, s’il s’en présente à son esprit. D’un autre côté, il n’oublie jamais les services une fois rendus ; pas davantage les habitudes prises : tôt ou tard le ressouvenir lui en vient à l’esprit. Il se dit tout ce que l’on a dû souffrir, trouve que le châtiment a été assez long, et fait alors chercher au loin celui que le monde même avait oublié. Celui-ci reparaît au grand étonnement de tous, à l’étonnement de lui-même. On en connaît une foule d’exemples.

L’Empereur, sans être démonstratif, s’attache sincèrement. Une fois qu’il a pris l’habitude de quelqu’un, il ne pense pas qu’il puisse s’en séparer. Il en aperçoit les fautes, il les condamne, il blâme son propre choix, il gronde même avec force ; mais on n’a rien à craindre, ce sont comme autant de nouveaux liens.

On sera surpris sans doute de me voir esquisser ces traits du caractère de Napoléon avec autant de simplicité ; c’est que je me contente d’écrire seulement ce que je vois, et d’exprimer ce que je sens.


Ma situation matérielle adoucie – Mon lit changé, etc.


Dimanche 17.

L’Empereur m’a fait demander à deux heures ; il commençait sa toilette. En me voyant, il m’a trouvé pâle. Je lui ai dit que cela pouvait venir de l’atmosphère de ma chambre, dont le voisinage de la cuisine faisait une véritable étuve souvent remplie de fumée. Il a voulu alors que je m’emparasse tout à fait du cabinet topographique pour y travailler le jour et y coucher la nuit, dans le lit même que l’amiral lui avait fait préparer, et dont il n’avait pas voulu faire usage, préférant son lit de campagne habituel. En finissant sa toilette, et choisissant parmi deux ou trois tabatières qu’il avait sous la main, il en a donné une assez brusquement à son valet de chambre (Marchand). « Serrez cela, a-t-il dit, je la retrouve toujours sous