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« Grouchi s’est égaré, a-t-il dit. — Ney était tout hors de lui. — D’Erlon s’est rendu inutile. — Personne n’a été soi-même, etc. »

Si le soir il eût connu la position de Grouchi, continuait-il, et qu’il eût pu s’y jeter, il lui eût été possible au jour, avec cette magnifique réserve, de rétablir les affaires, et peut-être même de détruire les alliés par un de ces prodiges, de ces retours de fortune qui lui étaient familiers et qui n’eussent surpris personne ; mais il n’avait nulle connaissance de Grouchi, et puis il n’était pas facile de se gouverner au milieu des débris de cette armée. « On se la peindrait difficilement dans cette nuit de douleur, disait-il ; c’était un torrent hors de son lit, elle entraînait tout. »

Laissant ensuite cela, il disait que les périls des généraux de nos jours ne pouvaient se comparer à ceux des temps anciens ; il n’y avait pas de position aujourd’hui où un général ne pût être atteint par l’artillerie ; jadis les généraux ne couraient de risque que quand ils chargeaient eux-mêmes ; ce qui n’était arrivé à César que deux ou trois fois.

Il était rare et difficile, disait-il dans un autre moment, de réunir toutes les qualités nécessaires à un grand général. Ce qui était le plus désirable et tirait aussitôt quelqu’un hors de ligne, c’est que chez lui l’esprit ou le talent fût en équilibre avec le caractère ou le courage : c’est ce qu’il appelait être carré autant de base que de hauteur. Si le courage, continuait-il, était de beaucoup supérieur, le général entreprenait vicieusement au-delà de ses conceptions ; et, au contraire, il n’osait pas les accomplir, si son caractère ou son courage demeurait au-dessous de son esprit. Il citait alors le vice-roi, chez lequel cet équilibre était le seul mérite, et suffisait néanmoins pour en faire un homme très distingué.

De là on a beaucoup parlé du courage physique et du courage moral ; et l’Empereur disait, au sujet du courage physique, qu’il était impossible à Murat et à Ney de n’être pas braves ; mais qu’on n’avait pas moins de tête qu’eux, le premier surtout.

Quant au courage moral, il l’avait trouvé fort rare, disait-il, celui de deux heures après minuit ; c’est-à-dire le courage de l’improviste, qui, en dépit des évènements les plus soudains, laisse néanmoins la même liberté d’esprit, de jugement et de décision. Il n’hésitait pas à prononcer qu’il était celui qui s’était trouvé avoir le plus de ce courage de deux heures après minuit, et qu’il avait vu fort peu de personnes qui ne fussent demeurées de beaucoup en arrière.

Il disait à la suite de cela qu’on se faisait une idée peu juste de la force d’âme nécessaire pour livrer, avec une pleine méditation de ses conséquences, une de ces grandes batailles d’où vont dépendre le sort d’une