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parties de l’île ; toute la route ne me montra qu’une constante répétition des grandes convulsions de la nature : toujours d’énormes rochers hideux et nus, entièrement privés de végétation. Si, à chaque changement d’horizon, on apercevait au loin quelque verdure, quelques bouquets de bois, tout cela disparaissait en approchant, comme les ombres des poètes ; ce n’était plus que quelques plantes marines, quelques arbrisseaux sauvages, ou bien encore quelques tristes arbres à gomme ; ceux-ci sont toute la parure de Longwood. Je revins à cheval vers les six heures, pour me retrouver à temps auprès de l’Empereur. Il me questionna beaucoup sur notre nouvelle demeure. Il ne m’en trouva nullement enthousiasmé. Il me demandait, en résumé, s’il y avait à gagner ou à perdre. Je pus lui rendre toute ma pensée en deux mots : « Sire, nous sommes ici en cage ; là, nous serons parqués. »

Le 28, l’Empereur quitta son habit militaire, qu’il avait repris pour se rendre à bord du Bellérophon, et mit un frac de fantaisie.

Dans diverses conversations de ce jour, il a touché un grand nombre de conspirations dirigées contre lui. La machine infernale a eu son tour : cette invention diabolique, qui causa tant de rumeur et fit tant de victimes, fut exécutée par les royalistes, qui en reçurent l’idée des jacobins.

Une centaine de jacobins forcenés, disait l’Empereur, les vrais exécuteurs de septembre, du 10 août, etc., etc., avaient résolu de se défaire du Premier Consul ; ils avaient imaginé, à cet effet, une espèce d’obus de quinze ou seize livres qui, jeté dans la voiture, eût éclaté par son propre choc, et anéanti tout ce qui l’eût entouré ; se proposant, pour être plus sûrs de leur coup, de semer une certaine partie de la route de chausse-trapes qui, arrêtant subitement les chevaux, devaient amener l’immobilité de la voiture. L’ouvrier auquel on proposa l’exécution de ces chausse-trapes, prenant des soupçons sur ce qu’on lui demandait, aussi bien que sur la moralité de ceux qui l’ordonnaient, en prévint la police. On eut bientôt tracé ces gens-là si bien qu’on les prit sur le fait essayant hors de Paris, près du Jardin des Plantes, l’effet de cette machine qui fit une explosion terrible. Le Premier Consul, qui avait pour système de ne point divulguer les nombreuses conspirations dont il était l’objet, ne voulut pas qu’on donnât de suite à celle-ci ; on se contenta d’emprisonner les coupables. Bientôt on se lassa de les tenir au secret, et ils eurent une certaine liberté. Or, dans la même prison se trouvaient des royalistes, enfermés pour avoir voulu tuer le Premier Consul à l’aide d’un fusil à vent : ces deux bandes fraternisèrent, et ceux-ci transmirent à leurs amis