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c’était sans doute le mieux. Je suis arrivé très tard au bal, et en suis sorti de bonne heure, très satisfait sous tous les rapports.


Ma conduite durant l’île d’Elbe.


Mardi 21, mercredi 22.

L’Empereur, aux questions duquel j’avais répondu souvent sur la ligne de conduite d’un grand nombre de ses ministres, des membres de son conseil, des officiers de sa maison, durant son éloignement à l’île d’Elbe, m’a entrepris à mon tour à ce sujet, me disant : Mais vous-même, mon cher, qu’avez-vous fait sous le roi ? Que vous est-il arrivé durant tout ce temps ? Allons, un rapport là-dessus, vous savez que c’est ma manière ; c’est la seule pour bien classer ce que l’on dit et ce que l’on veut apprendre, et puis ce sera un article de plus pour votre journal. Eh ! ne voyez-vous pas, ajouta-t-il en riant, que vos biographes n’auront qu’à prendre ? ils trouveront tout fait.

– Sire, le voici mot à mot ; j’ai bien peu à dire. Je commandais, au 31 mars, la dixième légion de Paris, celle du Corps Législatif. Nous perdîmes, dans la journée, un assez bon nombre d’hommes. Dans la nuit, j’appris la capitulation ; j’écrivis à celui qui me suivait que je lui remettais ma légion ; qu’à titre de membre du Conseil d’État, j’avais antérieurement eu ordre de me rendre ailleurs, mais que je n’avais pas voulu quitter ma légion au moment du danger ; que ce qui venait d’arriver changeant les circonstances, j’allais courir à de nouveaux devoirs.

Au point du jour, je me jetai sur la route de Fontainebleau, au milieu des débris de Marmont et de Mortier. J’étais à pied ; mais je comptais acheter facilement un cheval. J’éprouvai bientôt que des soldats en retraite ne sont ni justes ni aimables ; mon uniforme de garde nationale, dans ce moment de désastre, était honni, ma personne maltraitée. Au bout d’une heure de marche, harassé de fatigue et de deux ou trois nuits blanches, n’apercevant autour de moi aucune figure de connaissance, sans apparence de pouvoir me procurer un cheval, je pris le parti de rentrer tristement dans la capitale.

La garde nationale fut commandée pour orner l’entrée triomphale des ennemis ; elle était menacée de fournir un service d’honneur auprès des souverains qui nous avaient vaincus. Je résolus d’être absent de ma demeure ; j’avais mis ma femme et mes enfants en sûreté hors de Paris, une ou deux semaines auparavant, et j’allai demander l’hospitalité pour quelques jours à un ami. Je ne sortis plus que sous une mauvaise redingote, courant les rues, les cafés, les places publiques, les groupes : j’avais à cœur d’observer les hommes et les choses, et surtout de connaître le véritable esprit du peuple. Que de choses, dans cette situation, dont je fus le témoin !