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et à la première station ou au premier moment de repos, soit de jour, soit de nuit, il expédiait à son tour tous les ordres et les différents détails particuliers avec une régularité, une précision et une promptitude admirables, disait l’Empereur ; c’était un travail pour lequel il était toujours prêt et infatigable. « Voilà quel était le mérite spécial de Berthier ; il était des plus grands et des plus précieux pour moi ; nul autre n’eût pu le remplacer ».

Je reviens encore à quelques touches caractéristiques sur l’Empereur. Il est sûr qu’il parle froidement, sans passion, sans préjugés, sans ressentiment des circonstances et des personnes qui remplissent sa vie. On sent qu’il pourrait devenir l’allié de ses plus cruels ennemis, comme de vivre avec l’homme qui lui a fait le plus de mal. Il parle de son histoire passée comme si elle avait déjà trois cents ans de date ; ses récits et ses observations ont le langage des siècles ; c’est une ombre conversant aux Champs-Élysées, de vrais dialogues des morts. Il s’exprime souvent sur lui-même comme sur une tierce personne ; parlant des actes de l’Empereur, indiquant les faits que l’histoire pourrait lui reprocher, analysant les raisons et les motifs qu’on pourrait alléguer pour sa justification.

Il n’aurait pas, disait-il, à s’excuser d’aucune faute sur autrui, n’ayant jamais suivi que sa propre décision ; il aurait à se plaindre tout au plus de fausses informations, mais jamais de mauvais conseils. Il s’était entouré de plus de lumières possible, mais s’en était toujours tenu à son propre jugement ; il était loin de s’en repentir. « C’est, disait-il, l’indécision et l’anarchie dans les moteurs, qui amènent l’anarchie et la faiblesse dans les résultats. Pour être équitable sur les fautes produites par la seule décision personnelle de l’Empereur, continuait-il, il faudrait mettre en balance les grandes actions dont on l’aurait privé[1], et les autres fautes que lui auraient fait commettre les conseils auxquels on lui reproche de ne pas s’être abandonné, etc. »

Dans la complication des circonstances de sa chute, il voit les choses tellement en masse, et de si haut, que les hommes lui échappent. Jamais on ne l’a surpris animé contre aucun de ceux dont on croirait qu’il a le plus à se plaindre. Sa plus grande marque de réprobation, et je m’en suis

  1. Dans une circonstance importante, on vint à bout de pousser un des membres de sa famille, le cardinal Fesch, à oser venir lui faire des représentations contre une de ses grandes entreprises. Ils se trouvaient dans une embrasure de fenêtre. L’Empereur, après avoir écouté assez longtemps, et avec plus de patience qu’on aurait pu le croire, interrompant tout à coup l’interlocuteur, et fixant le ciel : « Voyez-vous cette étoile ? lui dit-il (or on était au milieu du jour). – Non. – Eh bien, moi je la vois, et très distinctement. Sur ce, bon jour ! Retournez à vos affaires, et surtout fiez-vous-en à ceux qui voient un peu plus loin que vous… »