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la nuit régnait autour de nous ; je contemplais l’Empereur dans son travail qui se prolongeait.

Mes réflexions étaient ce jour-là tournées vers la mélancolie : je regardais ces mains qui ont régi tant de sceptres ; elles étaient en cet instant occupées tranquillement, peut-être même non sans quelque charme, à rattacher de simples feuilles de papier auxquelles il imprime, il est vrai, des traits qui ne se perdront jamais ; les portraits qu’il y sème demeureront des jugements pour la postérité ; c’est le livre de vie ou de mort pour beaucoup de ceux qui en sont l’objet. Je me disais silencieusement toutes ces choses, d’autres encore : « Et l’Empereur me lit tout cela ! il me parle familièrement, il me demande parfois ce que j’en pense ; j’ose hasarder mon avis ! ah ! je ne suis point à plaindre d’être venu à Sainte-Hélène !… »


Détails très privés, etc., etc. – Rapprochements bien bizarres.


Mercredi 15.

Aussitôt après son dîner, l’Empereur est descendu dans son allée inférieure ; il s’y est fait apporter son café, qu’il a pris en se promenant ; la conversation est tombée sur l’amour. J’ai dû dire de fort belles choses et très délicates sur ce grand sujet, et me montrer fort sentimental ; car l’Empereur, se mettant à rire de ce qu’il appelait mon gazouillement, m’a dit ne rien comprendre à mon verbiage de roman ; et parlant à son tour très légèrement, il a affecté de vouloir paraître beaucoup plus familier avec les sensations qu’avec les sentiments. Je me suis permis de dire qu’il s’efforçait de se rendre plus mauvais que ne le portaient les relations du palais, relations très authentiques, bien que fort secrètes : « Et qu’ont-elles appris ? reprenait-il en me fixant gaiement. – Sire, on veut qu’au sommet de votre toute-puissance, vous vous soyez laissé imposer de douces chaînes, que vous vous soyez trouvé le héros d’un roman ; que, dans une résistance qui vous surprenait, vous vous soyez attaché à une simple dame : que vous lui ayez bien écrit une douzaine de lettres ; qu’elle vous ait amené et contraint à vous soumettre au travestissement, à vous rendre seul nuitamment chez elle dans sa propre demeure au milieu de Paris. – Mais comment l’aurait-on su ? » a-t-il dit en souriant, ce qui ne voulait pas dire non. « Et on a ajouté sans doute, a-t-il continué, que c’était la plus grande imprudence de ma vie, car si elle n’eût pas été honnête femme, que ne pouvait-il pas m’arriver, seul et déguisé, dans les circonstances où je me trouvais, au milieu des embûches dont j’étais entouré ? Mais que disait-on encore ? – Sire, on