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un sens opposé on vous accusait de nous tendre des pièges pour mieux connaître notre pensée. » Néanmoins, la question une fois lancée, l’amour-propre et la chaleur faisaient qu’on soutenait généralement sa véritable opinion, d’autant plus que l’Empereur excitait à la plus grande liberté. « Je ne me fâche point qu’on me contredise, disait-il, je cherche qu’on m’éclaire ; parlez hardiment, répétait-il souvent, quand on se rendait obscur ou que l’objet était délicat ; dites toute votre pensée : nous sommes ici entre nous, nous sommes en famille. »

On m’a raconté que, sous le consulat ou au commencement de l’empire, l’Empereur eut à combattre, dans un des membres (de Fermont), une différence d’opinion qui devint, par la chaleur et l’obstination de celui-ci, une véritable affaire personnelle et des plus vives. Napoléon se contint et se réduisit au silence ; mais à quelques jours de là, à une de ses audiences publiques, arrivé à son antagoniste : « Vous êtes bien entêté, lui dit-il à demi sérieusement, et si je l’étais autant que vous !… Toutefois vous avez tort de mettre la puissance à l’épreuve ! Vous ne devriez pas méconnaître les infirmités humaines ! »

Rien n’égalait l’intérêt que la présence et les paroles de l’Empereur répandaient sur les séances du Conseil d’État. Il le présidait régulièrement deux fois par semaine, tant qu’il se trouvait dans la capitale, et alors aucun de nous n’y eût manqué pour tout au monde.

Deux séances, disais-je à l’Empereur, m’avaient surtout laissé les plus vives impressions : l’une de police intérieure, toute de sentiment, lorsqu’il en avait expulsé un membre ; l’autre de décision constitutionnelle, lorsqu’il avait dissous le Corps Législatif.

Un parti religieux soufflait les discordes civiles, on colportait en secret et on faisait circuler des bulles et des lettres du pape. Elles furent montrées à un conseiller d’État chargé du culte, qui, s’il ne les propagea lui-même, du moins n’en arrêta ni n’en dénonça la circulation. Cela se découvrit, et l’Empereur l’interpella subitement en plein conseil. « Quel a pu être votre motif, lui dit-il, Monsieur ? Seraient-ce vos principes religieux ? Mais alors pourquoi vous trouvez-vous ici ? Je ne violente la conscience de personne. Vous ai-je pris au collet pour vous faire mon conseiller d’État ? C’est une faveur insigne que vous avez sollicitée. Vous êtes ici le plus jeune et le seul peut-être qui y soyez sans des titres personnels ; je n’ai vu en vous que l’héritier des services de votre père. Vous m’avez fait un serment personnel ; comment vos sentiments religieux peuvent-ils s’arranger avec la violation manifestée que vous venez d’en faire ? Toutefois, parlez : vous êtes ici en famille,