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le calme était profond, la solitude entière ; quelle foule de sensations et de sentiments vinrent m’assaillir en cet instant ! Je me trouvais donc seul, tête à tête dans le désert, presque en familiarité avec celui qui avait gouverné le monde ! avec Napoléon enfin !!! Tout ce qui se passait en moi !… tout ce que j’éprouvais !… Mais, pour le bien comprendre, il faudrait peut-être se reporter au temps de sa toute-puissance, au temps où il suffisait d’un seul de ses décrets pour renverser des trônes ou créer des rois ! Il faudrait se mettre bien dans l’esprit ce qu’il faisait éprouver aux Tuileries à tout ce qui l’entourait : l’embarras timide, le respect profond avec lequel l’abordaient ses ministres, ses officiers, l’anxiété, la crainte des ambassadeurs, celle des princes et même des rois ! Or, rien de tout cela n’était encore altéré en moi !…

Lorsque l’Empereur voulut se coucher, il se trouva qu’une fenêtre donnait à nu sur le côté de son lit, presque à la hauteur de son visage ; nous la barricadâmes du mieux que nous pûmes pour le préserver de l’air, auquel il est très sensible, le plus léger courant suffisant pour l’enrhumer ou lui causer des maux de dents. Quant à moi, je gagnai le comble, précisément au-dessus de l’Empereur ; espace de sept pieds carrés, où il n’y avait qu’un lit, sans un seul siège ; c’est là que fut mon gîte et celui de mon fils, pour lequel il fallut placer un matelas par terre. Pouvions-nous nous plaindre ? nous étions si près de l’Empereur : de là nous entendions le son de sa voix, même ses paroles !!!

Ses valets de chambre se couchèrent par terre, en travers de la porte, enveloppés dans leurs manteaux.

Voilà la description littérale de la première nuit de Napoléon à Briars (aux ronces) : c’était le nom de l’endroit.


Description de Briars – Son jardin – Rencontre des petites demoiselles de la maison.


Mercredi 18.

J’ai déjeuné avec l’Empereur : il n’avait ni nappe ni serviettes, son déjeuner était le reste du dîner de la veille.

Un officier anglais avait été logé dans la maison voisine pour notre garde et deux sous-officiers allaient et venaient militairement sous nos yeux pour surveiller nos mouvements. Le déjeuner fini, l’Empereur s’est mis au travail, qui a duré quelques heures ; après le travail, il lui a pris fantaisie d’explorer notre nouveau domaine, de découvrir le terrain environnant, d’en prendre possession.

En descendant de notre tertre, par le côté opposé à la maison princi-