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solait de la contrariété du jour, dans l’espoir d’une crise heureuse de la nuit ; mais chaque matin on se réveillait avec le même chagrin. Nous avions été presque à la vue du Congo, nous courions pour nous en éloigner. Le temps semblait pris de manière à ne changer jamais. Le découragement était extrême, l’ennui au dernier degré. Les Anglais s’en prenaient à leur amiral : s’il avait pris la route de tout le monde, disait-on, on serait arrivé depuis longtemps ; ses caprices l’avaient porté, contre toute raison, à une expérience dont on ne verrait pas la fin. Les murmures cependant n’étaient pas aussi violents que contre Christophe Colomb ; nous eussions trop ri, pour notre compte, de le voir réduit à trouver un Saint-Salvador pour se dérober à la crise. Pour moi, que le travail employait en entier, je m’occupais à peine de ce contretemps : et qu’importait après tout une prison ou une autre ! Quant à l’Empereur, il y semblait plus insensible encore, il ne voyait dans tout cela que des jours écoulés.

Cependant, à force de patience et à l’aide de quelques légères variations, nous approchions du but, et, bien que privés de la mousson naturelle, nous portions désormais sur notre destination ou très près.


Vue de Sainte-Hélène.


Samedi 14.

On s’attendait à voir Sainte-Hélène ce jour-là même ; l’amiral nous l’avait annoncé. À peine étions-nous sortis de table qu’on cria : Terre ! C’était à un quart d’heure près de l’instant qu’on avait fixé. Rien ne peut montrer davantage les progrès de la navigation que cette espèce de merveille par laquelle on vient de si loin attaquer et rencontrer, à heure fixe, un seul point dans l’espace ; phénomène qui résulte de l’observation rigoureuse de points fixes ou de mouvements constants dans l’univers.

L’Empereur gagna l’avant du vaisseau pour voir la terre, et crut l’apercevoir. Nous restâmes en panne toute la nuit.


Arrivée à Sainte-Hélène.


Dimanche 15.

Au jour, j’ai vu l’île à mon aise et de fort près : sa forme m’a paru d’abord assez considérable ; mais elle rapetissait beaucoup à mesure que nous approchions. Enfin, soixante-dix jours après avoir quitté l’Angleterre, et cent dix après avoir quitté Paris, nous jetons l’ancre vers midi ; elle touche le fond, et c’est là le premier anneau de la chaîne qui va clouer le moderne Prométhée sur son roc.

Nous trouvâmes au mouillage une grande partie des bâtiments de notre