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quelles il s’attachait chaque jour davantage ; aussi les heures lui semblaient-elles désormais moins lourdes.

Le vaisseau avait été poussé tellement vite hors du port, que tout y était resté à faire en pleine mer. Il n’y avait pas longtemps qu’on venait de le peindre. L’Empereur a l’odorat extrêmement délicat ; cette odeur de peinture l’affecta spécialement, il en fut très incommodé, et garda la chambre deux jours.

Chaque soir c’était un plaisir pour lui, en se promenant sur le pont, de revenir sur le travail du matin. Il ne s’était trouvé d’abord d’autre document qu’un mauvais ouvrage, sous le titre de Guerre des Français en Italie, sans motif, sans but, sans chronologie suivie : l’Empereur le parcourait, sa mémoire faisait le reste : je la trouvais d’autant plus admirable, qu’elle semblait arriver au besoin et comme de commande.

L’Empereur se plaignait chaque jour, en commençant, que ces objets lui étaient devenus étrangers ; il semblait se défier de lui, disant qu’il ne pourrait jamais arriver au résultat ; il rêvait alors pendant quelques minutes, puis se levait, se mettait à marcher, et commençait à dicter. Dès cet instant c’était un tout autre homme ; tout coulait de source, il parlait comme par inspiration ; les expressions, les lieux, les dates, rien ne l’arrêtait plus.

Le lendemain, je lui rapportais au net ce qu’il avait dicté. À la première correction qu’il indiquait, il continuait à dicter le même sujet, comme s’il n’eût rien dit la veille ; la différence de cette seconde version à la première était fort grande ; celle-ci était plus positive, plus abondante, mieux ordonnée ; elle présentait même parfois des différences matérielles avec la première.

Le surlendemain, à la première correction, encore même opération et troisième dictée, qui tenait des deux premières, et les mettait d’accord. Mais, à partir de là, eût-il dicté une quatrième, une septième, une dixième fois, ce qui n’a pas été sans exemple, c’était désormais toujours précisément les mêmes idées, la même contexture, presque les mêmes expressions ; aussi n’avait-on plus besoin de prendre la peine d’écrire ; bien que sous ses yeux, il n’y faisait pas d’attention, et continuait jusqu’au bout. Si l’on n’avait pas entendu, c’eût été vainement qu’on eût essayé de le faire répéter, il allait toujours, et comme c’était extrêmement vite, on ne s’y hasardait pas, dans la crainte de perdre encore davantage, et de ne plus s’y retrouver.


Murmure contre l'amiral.


Mercredi 4 au vendredi 13.

Le temps était d’une obstination sans exemple. Chaque soir on se con-