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Dans les lettres qui lui tombèrent alors dans les mains, il trouva des horreurs contre sa personne ; elles durent lui être d’autant plus sensibles, que plusieurs venaient de gens qu’il avait comblés, auxquels il avait donné sa confiance, et qu’il croyait lui être fort attachés. Un d’eux dont il avait fait la fortune, et sur lequel il devait compter le plus, mandait que le général en chef venait de s’évader, volant deux millions au trésor. Heureusement, dans ces mêmes dépêches, les comptes du payeur témoignaient que le général n’avait pas même pris la totalité de son traitement. « À cette lecture, disait l’Empereur, j’éprouvai un vrai dégoût des hommes : ce fut le premier découragement moral que j’aie senti ; et s’il n’a pas été le seul, du moins il a été peut-être le plus vif. Chacun dans l’armée me croyait perdu, et l’on s’empressait déjà de faire sa cour à mes dépens. » Du reste, cette même personne tenta depuis de rentrer en faveur : l’Empereur dit qu’il n’empêcha point qu’on l’employât subalternement ; mais il ne voulut jamais le revoir : il répondit constamment qu’il ne le connaissait pas ; ce fut là toute sa vengeance.

L’Empereur répétait jusqu’à satiété que l’Égypte devait demeurer à la France, et qu’elle y fût infailliblement demeurée si elle eût été défendue par Kléber ou Desaix. C’étaient ses deux lieutenants les plus distingués, disait-il ; tous deux d’un grand et rare mérite, quoique d’un caractère et de dispositions bien différentes. On en trouvera les portraits dans les Mémoires de la campagne d’Égypte.

Kléber était le talent de la nature : celui de Desaix était entièrement celui de l’éducation et du travail. Le génie de Kléber ne jaillissait que par moments, quand il était réveillé par l’importance de l’occasion, et il se rendormait aussitôt après au sein de la mollesse et des plaisirs. Le talent de Desaix était de tous les instants, il ne vivait, ne respirait que l’ambition noble et la véritable gloire : c’était un caractère tout à fait antique. L’Empereur dit que sa mort a été la plus grande perte qu’il ait pu faire ; leur conformité d’éducation et de principes eût fait qu’ils se seraient toujours entendus ; Desaix se serait contenté du second rang, et fût toujours demeuré dévoué et fidèle. S’il n’eût pas été tué à Marengo, le Premier Consul lui eût donné l’armée d’Allemagne, au lieu de la continuer à Moreau. Du reste, une circonstance bien extraordinaire dans la destinée de ces deux lieutenants de Napoléon, c’est que le même jour et à la même heure où Desaix tombait à Marengo d’un coup de canon, Kléber périssait assassiné au Caire.


Nature des dictées de l’Empereur.


Dimanche 1er au mardi 3 octobre.

L’Empereur continuait régulièrement chaque matin ses dictées, aux-