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sources ; de protester que ses intérêts personnels ne seraient jamais un obstacle au bonheur de la France, et repartir aussitôt. On assure que plusieurs personnes l’en ont dissuadé, en lui faisant craindre une fermentation naissante parmi les députés.

Du reste, on ne saurait comprendre encore tout ce qui se répand sur cette malheureuse bataille : les uns disent qu’il y a eu trahison manifeste ; d’autres, fatalité sans exemple. Trente mille hommes, commandés par Grouchy, ont manqué l’heure et le chemin ; ils ne se sont pas trouvés à la bataille ; l’armée, victorieuse jusqu’au soir, a été, dit-on, prise subitement, vers les huit heures, d’une terreur panique ; elle s’est fondue en un instant. C’est Crécy, Azincourt, etc.[1]… Chacun tremble, on croit tout perdu !


Abdication


Mercredi 21.

Tout hier soir et durant la nuit la représentation nationale, ses membres les mieux intentionnés, les plus influents, sont travaillés par certaines personnes, qui produisent, à les en croire, des documents authentiques, des pièces à peu près officielles, garantissant le salut de la France par la seule abdication de l’Empereur, disent-ils.

Ce matin cette opinion était devenue tellement forte qu’elle semblait irrésistible. Le président de l’assemblée, les premiers de l’État, les meilleurs amis de l’Empereur, viennent le supplier de sauver la France en abdiquant. L’Empereur, peu convaincu, répond néanmoins avec magnanimité : il abdique !

Cette circonstance occasionne le plus grand mouvement autour de l’Élysée ; la multitude s’y presse, et témoigne le plus vif intérêt ; nombre d’individus y pénètrent, quelques-uns même de la classe du peuple en

  1. Il y avait au texte une véritable journée des Éperons. Je ne dois pas passer ici sous silence ce qui en a amené la radiation.
      L’Empereur, à Sainte-Hélène, qui seul savait que je tenais un journal, voulut un jour que je lui en lusse quelques pages. À cette expression de journée des Éperons, jetée par négligence, il s’écria avec chaleur : « Ah ! malheureux ! qu’avez-vous écrit là ! Effacez, Monsieur, effacez bien vite !… Une journée des Éperons !… Quelle erreur ! quelle calomnie !… Une journée des Éperons ! répétait-il. Ah ! pauvre armée ! braves soldats, vous ne vous étiez jamais mieux battus ! » Et après une pause de quelques instants, il reprit avec un accent dont l’expression venait de loin : « Nous avons eu de grands misérables parmi nous ! Que le ciel le leur pardonne ! Mais pour la France, s’en relèvera-t-elle jamais ! »