Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/116

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

juste moi-même envers M. Wilson, dont j’accusais, dans ma colère, les intentions et la bonne foi[1].

Je laisse donc de côté les ouvrages de M. Wilson, et les diverses inculpations qu’ils renferment ; je supprime aussi les nombreuses réfutations que j’avais amassées ; je ne m’arrêterai que sur un seul point, parce qu’il a été reproduit en cent ouvrages divers ; qu’il a rempli l’Europe, et a été propagé même en France avec une grande faveur, je veux dire l’empoisonnement des pestiférés de Jaffa.

Rien assurément ne saurait mieux prouver combien la calomnie peut tout entreprendre avec succès, seulement qu’elle soit audacieuse, impudente, qu’elle ait de nombreux échos, qu’elle soit puissante, qu’elle veuille, et peu importe du reste qu’elle blesse les probabilités, la raison, le bon sens, la vérité ; elle est sûre de ses effets.

Un général, un héros, un grand homme, jusque-là respecté de la fortune autant que des hommes, fixant en ce moment les regards des trois parties du monde, imposant l’admiration à ses ennemis mêmes, est tout à coup accusé d’un crime réputé inouï, sans exemple ; d’un acte dit inhumain, atroce, cruel, et ce qui est surtout bien remarquable, tout à fait inutile.

Les détails les plus absurdes, les circonstances les moins probables, les accessoires les plus ridicules, s’accumulent autour de ce premier mensonge ; on le répand dans toute l’Europe, la malveillance s’en saisit

  1. Après mon enlèvement de Longwood, sir Hudson Lowe, saisi de mes papiers, parcourait, avec mon agrément, ce journal. Il y trouvait des choses fort désagréables pour lui et un moment il me dit : « Monsieur le comte, quel héritage vous préparez à mes enfants ! – Ce n’est pas ma faute, répondis-je ; il ne tient qu’à vous qu’il en soit autrement ; vous me rendrez heureux de me mettre à même d’effacer, ainsi que je l’ai fait il y a peu de jours pour le général Wilson. » Sur quoi de demander ce qu’il y avait donc sur celui-ci, et nous y passons. Après avoir lu tout ce qui le concernait, et le motif de mon effaçure, il dit d’un air piteux, pensif et chagrin : « Oui, je le vois bien, mais je ne comprends pas… ; car je connais beaucoup Wilson, et il s’était pourtant bien chaudement montré pour les Bourbons. »
    Quand nous apprîmes la délivrance de Lavalette, nous en tressaillîmes de joie sur notre rocher. Quelqu’un observant que son libérateur Wilson n’était apparemment pas le même que celui qui avait écrit tant de mauvaises choses sur l’Empereur : « Et pourquoi pas ? dit Napoléon. Que vous connaissez peu les hommes et les passions ! qui vous dit que celui-ci ne serait pas un de ces esprits ardents, passionnés, qui aura écrit ce qu’il croyait alors ? Et puis nous étions ennemis, nous combattions. Aujourd’hui que nous sommes abattus, il sait mieux ; il peut se trouver abusé, trompé, en être mécontent, et peut-être nous souhaiter à présent autant de bien qu’il a cherché à nous faire de mal. »
    La sagacité de Napoléon était telle, ou le hasard ici le conduisait si justement, qu’on pourrait dire qu’il ne faisait que lire de loin. Ce Robert Wilson était en effet l’écrivain même ; heurté de voir un grand peuple privé de ses premiers droits, il se récriait désormais contre les alliés, comme s’ils lui eussent imposé des chaînes à lui-même, et personne n’a montré une plus vive indignation sur les traitements faits à Napoléon, ni témoigne un plus ardent désir de les voir cesser.