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Et en la relevant ainsi, Napoléon a remis la France dans la société de l’Europe, a terminé nos horreurs et ressuscité notre caractère ; il nous a purgés de tous les maux de notre crise funeste, et nous en a conservé tous les biens : « Je suis monté sur le trône, vierge de tous les crimes de ma position, disait-il dans une autre circonstance. Est-il bien des chefs de dynastie qui pussent en dire autant ? »

Jamais, à aucune époque de l’histoire, on ne vit la faveur distribuée avec autant d’égalité, le mérite plus indistinctement recherché et récompensé, l’argent public plus utilement employé, les arts, les sciences plus encouragés ; jamais la gloire ni le lustre de la patrie ne furent élevés si haut : « Je veux, nous disait-il un jour au Conseil d’État, que le titre de Français soit le plus beau, le plus désirable sur la terre ; que tout Français, voyageant en Europe, se croie, se trouve toujours chez lui. »

Si la liberté sembla souffrir quelque atteinte, si l’autorité sembla parfois dépasser les bornes, les circonstances le rendaient nécessaire, inévitable. Les malheurs d’aujourd’hui nous éclairent trop tard sur cette vérité ; nous rendons justice, quand il n’est plus temps, au courage, au jugement, à la prévoyance qui dictaient alors ces efforts et ces mesures. C’est si vrai que, sous ce rapport, la chute politique de Napoléon a accru de beaucoup sa domination morale. Qui doute aujourd’hui que sa gloire, l’illustration de son caractère, ne gagnent infiniment par ses malheurs !!!


Emploi de nos journées.


Mardi 19 au vendredi 22.

Nous avancions toujours avec le même vent, le même ciel et la même température. Notre navigation, des plus monotones, demeurait fort douce ; nos journées étaient longues, mais le travail les faisait passer. L’Empereur me dictait régulièrement ses campagnes d’Italie ; je tenais déjà plusieurs chapitres. Les jours qui avaient suivi la première dictée avaient été marqués par peu de ferveur ; mais la régularité et la promptitude avec lesquelles je lui portais mon travail chaque matin, ses progrès, l’attachèrent tout à fait, et le charme des heures qu’il y employait le lui eurent bientôt rendu comme nécessaire : aussi j’étais sûr que tous les jours, vers onze heures, il me faisait appeler. Je lui lisais ce qu’il avait dicté la veille ; il faisait des corrections, et me dictait la suite : cela le conduisait en un clin d’œil jusqu’à l'heure du dîner. L’Empereur dicte très vite, il faut le suivre presque aussi vite que la parole ; j’ai dû me créer une espèce d’écriture hiéroglyphique. Je courais, à mon tour, dicter à mon fils ; j’étais assez heureux et assez prompt pour recueillir, à peu près littéralement, toutes les expressions de l’Empereur. Je n’avais plus de moments perdus : tous les jours on venait m’avertir qu’on était déjà à table.