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jamais on n’accumula sur personne autant de pamphlets et de libelles, d’absurdes atrocités, de contes ridicules, de fausses assertions ; et cela devait être : Napoléon, sorti de la foule pour monter au rang suprême, marchant à la tête d’une révolution qu’il avait tout à fait civilisée, entraîné par ces deux circonstances dans une lutte à mort contre le reste de l’Europe, lutte dans laquelle il n’a succombé que pour avoir voulu la terminer trop promptement ; Napoléon, à lui seul le génie, la force, le destin de sa propre puissance, vainqueur de ses voisins, en quelque façon monarque universel ; Marius pour les aristocrates, Sylla pour les démocrates, César pour les républicains, devait, au-dedans et au-dehors, réunir contre lui un ouragan de passions.

Le désespoir, la politique et la rage durent le peindre, dans tous les pays, comme un objet d’horreur et d’effroi. Qu’on ne s’étonne donc plus de tout ce qui a été dit contre lui. S’il y avait à s’étonner, ce serait qu’on n’ait pas dit davantage, ou que l’effet n’ait pas été encore plus grand. Jamais il ne voulut permettre, au temps de sa puissance, qu’on s’occupât de répondre. « Les soins qu’on prendrait, disait-il, ne donneraient que plus de poids aux inculpations qu’on voudrait combattre. On ne manquerait pas de dire que tout ce qui serait écrit dans ma défense aurait été commandé et payé. Déjà les louanges maladroites de ceux qui m’entouraient m’avaient été parfois plus préjudiciables que toutes ces injures. Ce n’était que par des faits qu’il me convenait d’y répondre : un beau monument, une bonne loi de plus, un triomphe nouveau, devaient détruire des milliers de ces mensonges : les déclamations passent, disait-il, les actions restent ! »

C’est indubitablement vrai pour la postérité : les grands hommes d’autrefois nous sont parvenus dégagés des inculpations éphémères et passionnées de leurs contemporains ; mais il n’en est pas ainsi durant la vie, et Napoléon a fait la cruelle épreuve, en 1814, que les déclamations peuvent étouffer jusqu’aux actions mêmes. Au moment de sa chute, ce fut un vrai débordement, il en fut comme couvert. Toutefois il n’appartenait qu’à lui, dont la vie est si féconde en prodiges, de surmonter cette épreuve, et de reparaître, presque aussitôt, tout resplendissant du sein de ses propres ruines. Son merveilleux retour est assurément sans exemple, soit dans l’exécution, soit dans les résultats. Les transports qu’il fit naître se glissèrent jusque chez les voisins, ils y créèrent des vœux publics ou secrets : et celui qu’en 1814 on avait poursuivi, abattu, comme le fléau des peuples, reparut tout à coup en 1815 comme leur espérance…

« Le poison ne pouvait plus rien sur Mithridate, me disait l’Empereur il y a peu de jours, en parcourant de nouveaux articles contre lui ; eh bien ! la calomnie, depuis 1814, ne pourrait pas davantage aujourd’hui contre moi. »