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ment : eux, nous étonnaient par leurs principes dégénérés ; et nous, nous les étonnions par nos idées et nos mœurs nouvelles.

Un des premiers du vaisseau, dans une conversation familière, fut conduit à dire : « Je crois que vous seriez tous bien effrayés, si nous allions vous jeter sur les côtes de France. – Pourquoi donc ? – Parce que, répondit-il, le roi pourrait vous faire payer cher d’avoir quitté votre pays pour suivre un autre souverain ; et puis, parce que vous portez une cocarde qu’il a défendue. – Mais est-ce bien à un Anglais à parler de la sorte ? Il faut que vous soyez bien déchus ! Assurément vous voilà bien loin de votre révolution, si justement qualifiée parmi vous de glorieuse. Mais nous qui nous en rapprochons fort, et qui avons beaucoup gagné, nous vous répondrons qu’il n’y a pas une de vos paroles qui ne soit une hérésie : d’abord notre châtiment ne tient plus au bon plaisir du roi, nous ne dépendons à cet égard que de la loi ; or, il n’en existe aucune contre nous, et si l’on venait à la violer sur ce point, ce serait à vous autres à nous garantir ; car votre général s’y est engagé par la capitulation de Paris ; et ce serait une honte éternelle à votre administration, s’il tombait des têtes que votre foi publique aurait solennellement garanties.

« Ensuite, nous ne suivons pas un autre souverain : l’empereur Napoléon a été le nôtre, c’est incontestable ; mais il a abdiqué, et il ne l’est plus. Vous confondez ici des actes privés avec des mesures de parti ; de l’affection, du dévouement, de la tendresse, avec de la politique. Enfin, pour ce qui est de nos couleurs, lesquelles semblent vous offusquer, ce n’est qu’un reste de notre vieille toilette ; nous ne les portons encore aujourd’hui que parce que nous les portions hier ; on ne se sépare pas indifféremment de ce que l’on aime, il y faut un peu de contrainte et de nécessité ; pourquoi ne nous les avez-vous pas ôtées quand vous nous avez privés de nos armes ? l’un n’eût pas été plus inconvenable que l’autre. Nous ne sommes plus ici que des hommes privés ; nous ne prêchons pas la sédition ; ces couleurs nous sont chères, nous ne saurions le nier ; elles le sont, parce qu’elles nous ont vus vainqueurs de tous nos ennemis ; parce que nous les avons promenées en triomphe dans toutes les capitales de l’Europe ; parce que nous les portions tant que nous avons été le premier peuple de l’univers. Aussi on a bien pu les arracher du chapeau des Français, mais elles se sont réfugiées dans leur cœur ; elles n’en sortiront jamais. »

Dans une autre circonstance, un des mêmes officiers, après avoir parcouru avec moi la grande vicissitude des évènements, me disait : « Que