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le mensonge n’existerait pas, l’invention du bâillon n’aurait pas été nécessaire, le péché n’entrerait jamais en nous par les oreilles, il n’y aurait ni babillards, ni bacheliers, vers et teignes de tout bon ordre. Ainsi donc, je crois l’avoir convaincu d’un grand avantage plaçant les Batuèques au-dessus des autres hommes, de leur naturelle spécialité, la peur, autrement dit la prudence, qui les réduit à un tel silence. Je te dirai plus encore : à mon avis pour arriver au comble de leur félicité, il leur faut cesser de parler ce peu même qu’ils parlent, quoique ce ne soit pas grand chose, quelque chose seulement comme le murmure du vent quand, dans un vaste cimetière, il siffle par intervalles à travers les branches des cyprès. Alors ils jouiront de la paix du sépulcre, qui est la paix des paix. Et pour te montrer que Dieu, s’il désapprouve le trop parler, comme je te l’ai dit ci-dessus, n’est pas le seul à le faire, je te citerai une autre autorité, en te rappelant le fameux philosophe grec[1], (et ne vas pas me faire de geste à ce mot de philosophe) qui, pendant l’espace de cinq ans, apprenait ses disciples à se taire avant de leur enseigner tout autre chose, idée rare, but auquel devraient tendre aujourd’hui nos études, d’où je conclus, car je me fatigue, que chaque Batuèque est un Platon, et cela, sans que pense paraître excessif

Ton ami Le Bachelier.

P. S. — J’oubliais : à ma dernière sortie des Batuèques, le bruit courait que maintenant ils parlaient. Pauvres Batuèques ! Et eux-mêmes le croyaient !


  1. Pythagore. (V. Diogène Laërte, livre VIII, §. 10).