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« Je connais quelqu’un, monsieur le Bachelier, qui dissertant avec un des preneurs de la félicité présente, et argumentant par des exemples fort palpables ; lui répétait à chaque instant : « Ainsi donc nous sommes bien ? » À quoi il lui fut répondu comme répondit Bossuet au bossu : « Pour des Batuèques, ami, nous ne pouvons être mieux. »

C’est pourquoi, mon André, les Batuèques, auxquels une longue habitude de silence a engourdi la langue, ne prennent pas la peine de se donner mutuellement le bonjour, ont peur, tremblent et défaillent à l’aspect de leur propre ombre se mouvant à côté d’eux sur une muraille, conservant des égards envers eux-mêmes pour ne pas se faire leurs propres ennemis et finissant nécessairement par succomber à la peur de mourir, l’espèce de mort la plus misérable dont un homme puisse mourir. Comme il arriva à un malade auquel un plaisant médecin avait recommandé de ne pas manger s’il voulait éviter la mort qui, s’il mangeait, disait le médecin, le menaçait ; au bout de peu de temps de ce régime diététique le malade mourut de faim.

Pour en finir, cher André, je t’avoue que l’abstention de parler est une source de nombreux avantages, et je veux te citer seulement, entre autres exemples pour te convaincre, le méchant résultat et le long héritage ou plutôt le lourd fardeau dont nous ont gratifiés ces paroles qu’aux commencements du monde le serpent dit à Ève au sujet de la pomme, premier moment critique où la langue se mit à faire des siennes et à montrer ce à quoi elle devait servir dans le monde. Sans la langue, qu’en serait-il, André, des délateurs ; canaille si préjudiciable à toute république bien ordonnée ? Qu’en serait-il des avocats ? Sans la langue