Page:Larra - Le Pauvre Petit Causeur, trad. Mars, 1870.djvu/42

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sonne d’éviter la contagion dans une épidémie générale. En outre : Ne fais à nul traducteur un reproche de sa profession ; il faut, en effet, des béquilles pour faire marcher celui qui est né sans pieds ou les a entravés depuis sa naissance.

Et si tu m’ajoutes qu’il ne peut y avoir aucun avantage à rester en arrière des autres, je te dirai : ce qu’on ne connaît pas, on ne peut ni le désirer ni le rejeter ; celui qui marche à reculons se figure d’ordinaire aller en avant, et l’orgueil des hommes est tel qu’il nous met à tous un bandeau sur les yeux, de sorte que nous ne voyons ni ne savons où nous allons ; et je te citerai à ce propos le cas d’une bonne vieille, vivant probablement encore chez un peuple dont je tairai le nom. Cette vieille était l’une des plus instruites de l’endroit ; elle avait souscrit à la Gazette, et toujours tenait à la lire depuis ces mots : par ordonnance royale, jusqu’à ceux-ci : La suite à demain, d’un bout à l’autre, et sans jamais passer à un autre numéro avant d’avoir fini le précédent. Or, en fait, la vieille vivait et lisait (selon l’usage du pays) si lentement, si doucement, que se trouvant en arrière dans sa lecture, elle en était, l’an XXIX, époque où je la connus, aux Gazettes de l’an XXIII seulement. Un jour, j’allai la visiter, et comme, en entrant dans sa chambre, je lui demandais quelles étaient les nouvelles ; elle ne put me laisser achever, mais se jetant dans mes bras avec la plus grande allégresse et lâchant la Gazette qu’elle avait alors à la main : « Ah ! Monsieur de mon âme, s’écria-t-elle d’une voix mal, articulée, entrecoupée de larmes et de sanglots, fruits de son contentement, ah ! Monsieur de mon âme ? Dieu soit béni, les Français arrivent, et dans peu on va nous changer cette affreuse Constitution, qui n’est