Page:Larra - Le Pauvre Petit Causeur, trad. Mars, 1870.djvu/28

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

yeux ? Quelle folie ! Qu’ils mangent cet argent avec le reste ou qu’ils le donnent à l’hôpital pour une cure. Il n’y a pas de poètes ! criera-t-on ; le théâtre est dans un état pitoyable !… Dis-moi, les poètes vivent-ils de vers, mauvais plaisant ? Ou n’y a-t-il qu’à bâcler six extravagances pour s’attirer le succès ? Faire des pièces, est-ce aussi facile que de dire des bêtises ? Et qui protège les bonnes comédies ? Messieurs qui ? M… ? Vive le ciel ! à peine peut-être s’ils vont les entendre !

Maudit soit à jamais le sol honteux où le méchant seul fait fortune ; où l’honnête homme vit en paria ; où savoir est un crime, où la science importune et le génie persécuté meurent étouffés au berceau même ; où le seul mérite auquel on vise est l’or ; où le coche du gueux plein de vanité renverse le pauvre ; où nage dans les millions, c’est son étoile, celui qui du poste où l’a placé une beauté les dérobe au peuple épuisé ; où l’usurier prête à cent pour cent, sans que personne ne s’y oppose, et vit riche, joyeux et respecté ; où l’abbé, ce comédien qui change d’opinion comme de chemise, mène bras-dessus, bras-dessous sa maîtresse au Prado ; où le crime dévisagé marche la face baignée dans le rire, le front haut, souillant le sol de ses pas…

Est-ce là vivre, André ? Tu m’invites à rester chez de telles gens ? À quel indice as-tu pu soupçonner que je fusse fou ? Vive ici l’avocat dont l’office est de faire blanc le noir et de défendre la vertu offensée comme le vice. Vive ici le médecin qui s’entend avec quelque apothicaire, et nous prescrit des drogues que celui-ci nous vend de moitié avec lui. Mais moi qui suis un pauvre poète, avant que, pour avoir dit des vérités claires, un alguazil me mette dans un cachot, avant que mes satires me coûtent trop cher,