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cachent aux yeux d’autrui l’immense lacune qu’a laissée chez eux à remplir la nature marâtre.

C’était ainsi : un chagrin me pesait. Nous sortions d’un des principaux bals de cette ville ; la transpiration continuelle, le fait d’avoir été sur pied la nuit entière, l’heure avancée, et le fréquent usage de discours banals avaient débilité mes forces tellement que la faim était alors mon maître de philosophie. Il en était de même aussi de mon ami, et d’un commun accord nous nous décidâmes à souper le plus confortablement possible. Vaine espérance ! Nous entrons dans un étroit local, les masques s’y réfugiaient, s’y entassaient et s’y bousculaient les uns les autres comme si en dehors de la porte le plus imminent péril les eût attendus. Les garçons allaient et venaient, profitant des éclaircies, et décrivaient des sinuosités comme le ruisseau qui va cherchant son lit entre les ronces, les anfractuosités et les pointes des rochers. Il était tard déjà ; à peine y avait-il un plat à notre disposition ; nous demandâmes néanmoins de ce qu’il y avait, et on nous apporta divers restes de mets que quelqu’un, qui avait soupe avant nous, avait eu la complaisance de trouver trop copieux. Nous fîmes semblant démanger, comme disaient nos ancêtres et comme disent aujourd’hui nos voisins, et nous payâmes comme si nous eussions mangé. C’est la première fois de ma vie, dis-je en sortant, qu’un moment de faim m’a coûté de l’argent.

Nous entrâmes de nouveau dans la salle de bal, et las déjà d’observer et d’entendre des folies, ce qui prouve irréfragablement combien est réduit le nombre de gens doués par le ciel de fécondité et de talent, je bornai toute mon ambition à conquérir, des coudes et des pieds, un coin où céder quelques minutes à la