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est de vivre plus du passé que du présent : je fus sot, ce qui n’est pas peu de bonheur, car beaucoup le sont encore, et un très-grand nombre le sera jusqu’à sa mort ; je fus sot, c’est-à-dire je me suis abusé maintes fois, d’où il suit qu’aujourd’hui me voilà réduit exclusivement à croire en Dieu, car, quant à croire aux hommes, je ne le fais pas sans une extrême circonspection. Laissons cela, la matière est glissante, et je ne voudrais pas être inquiété pour mes écritures.

Tout ce que tu me dis des Batuèques me plaît beaucoup ; leurs avantages sur les autres pays, sont en effet nombreux, comme tu dis fort bien dans tes missives, je ne sais vraiment plus lesquelles ; c’est mon pays enfin, et avec ou sans motif, j’en suis fier. J’en conviens, surtout avec toi dans ta sixième lettre : une seule chose manque aux Batuèques, la parole ; c’est précisément ce qu’a coutume de dire un mien ami de ta connaissance, garçon ne manquant pas de moyens, bête et laid, du reste fort plaisant, et bègue moins que personne au monde.

Avec tout cela, me semble-t-il, ce pays promet ; il n’y a pas longtemps j’aurais considéré, si je n’avais pas été comme je te l’ai dit incapable de toute croyance, les Batuèques, comme devant, dans une couple de siècles, disparaître de la surface du globe ; cela supposé, à quoi bonne aurait été ta faconde ? Tu aurais pu la jeter par la fenêtre ; dans ce cas, en effet, cela eût pu se faire du moins, tes louanges démesurées fussent devenues inopportunes ; mais peut-être aussi serions-nous revenus promptement les mériter ; c’est, n’est-il pas vrai ? dans la possibilité des vicissitudes humaines, et l’on peut tout attendre de notre bon naturel, je te conseille donc de ne pas rayer encore les Batuèques de ta carte.