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d’oiseaux qu’il avait rongés ; le convive d’en face, qui se qualifiait de découpeur, s’étant chargé de faire l’autopsie d’un chapon ou coq, ce qu’on ne sut jamais, soit à cause de l’âge avancé de la victime, soit à cause des rares connaissances anatomiques du sacrificateur, jamais celui-ci ne put découvrir les jointures. « Ce chapon n’a pas de jointures », s’écria l’infortuné suant et soufflant plutôt comme quelqu’un qui pioche que comme quelqu’un qui découpe. Mais chose plus merveilleuse ! à l’une des attaques, la fourchette glissa sur l’animal comme si elle eût rencontré une écaille, et le chapon violemment chassé parut vouloir prendre son vol comme en ses temps plus heureux et se plaça sur la nappe comme il eût pu le faire sur un perchoir à volailles.

L’ébahissement fut général, et l’alarme arriva à son comble quand un jet de bouillon, lancé par l’animal furieux, jaillit sur ma chemise très-blanche et l’inonda sur-le-champ, le découpeur se lève rapidement dans l’intention de pourchasser l’oiseau fugitif, de se précipiter sur lui ; une bouteille placée à sa droite, rencontrée en chemin par son bras, abandonne sa position perpendiculaire pour verser un abondant jus de Valdepenas sur le chapon et sur la nappe, le vin coule, le tumulte s’accroît, le sel pleut sur le vin pour préserver la nappe, on passe sous celle-ci une serviette pour préserver la table, et une éminence s’élève sur le théâtre de tant de ruines. Une servante effarée réintègre le chapon dans son plat et dans sa sauce, fait en passant au-dessus de moi une petite inclinaison, et une pluie malfaisante de graisse descend, comme la rosée sur les prés, laisser d’éternelles traces sur mon pantalon couleur de perle ; les angoisses et le désespoir de la servante ne connaissent pas