Page:Larra - Le Pauvre Petit Causeur, trad. Mars, 1870.djvu/102

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus fraternelle intelligence du monde. On me colloqua, par grande faveur, entre un enfant de cinq ans, juché sur une pile de coussins qu’il était nécessaire de replacer à tout instant à cause de la naturelle turbulence de mon jeune voisin, qui les faisait glisser continuellement, et un de ces hommes qui occupent dans le monde l’espace et la place de trois, dont la corpulence dépassait abondamment de tous côtés la simple chaise sur laquelle il se trouvait assis, pour ainsi dire, comme sur la pointe d’une aiguille. Les serviettes, blanches à la vérité, car ce n’était pas là non plus des meubles à l’usage de tous les jours, furent silencieusement dépliées et attachées par tous ces bons seigneurs à la boutonnière de leurs fracs, comme corps intermédiaires entre les sauces et les revers.

« Vous ferez pénitence, seigneurs, s’écria l’amphitryon une fois assis ; mais il faut penser que nous ne sommes pas à Génieïs » ; phrases qu’il crut indispensable de dire. Sotte affectation que cela, si c’est mensonge, me dis-je à part moi ; et si c’est la vérité, grande maladresse que d’inviter ses amis à faire pénitence. Malheureusement je ne tardai pas beaucoup à m’apercevoir qu’il y avait dans cette expression plus de vérité que mon ami Braulius ne se le figurait. Interminables et de mauvais goût furent les compliments dont pour donner et recevoir chaque plat nous nous ennuyâmes les uns les autres. « Servez-vous. — Faites-moi le plaisir d’accepter. — Nullement. — Je n’en ferai rien. — Offrez à Madame. — Non, c’est bien là. — Pardonnez. — Merci. — Sans façon, seigneurs », s’écria Braulius, et il se servit le premier avec sa propre cuiller. Après la soupe, vint un bouilli assaisonné de toutes les savoureuses impertinences de ce très-lourd quoique bon plat ; ici se