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leur intimant l’ordre de ramener les passions au poids des molécules, et de tirer de là les moyens d’organiser et de gouverner, Pourier se plaît à ramener à une action passionnelle toutes les forces et tous le mouvements de la nature. La métaphysique de Saint-Simon est matérialiste ; celle de Fourier est une sorte d’animisme universel.

— III. Analyse fouriériste des passions. L’attraction passionnelle ou la passion, considérée d’une manière générale, présente un certain nombre de modes distincts, irréductibles, élémentaires, que Fourier appelle passions radicales, et qu’il s’est appliqué à déterminer et à classer. Le fouriérisme repose tout entier sur cette analyse des passions radicales. « L’attraction passionnelle, dit Fourier, est l’impulsion donnée par la nature antérieurement à la réflexion, et persistante, malgré l’opposition de la raison, du devoir, du préjugé. » En tous temps, en tous lieux, l’attraction passionnelle a tendu et tendra à trois buts : 1° au luxe, au plaisir des cinq sens ; 2° aux groupes ; 3° au mécanisme des passions et caractères, et aux séries. D’après ces trois buts qui en résultent, l’attraction passionnelle se divise en trois passions principales que Fourier nomme sous-foyères. Expliquons cette première division des passions.

L’homme désire le bonheur et craint la souffrance. Il peut jouir et souffrir de trois manières seulement : 1° indépendamment de ses rapports avec ses semblables, en lui-même ou dans son contact avec la nature ; 2° dans ses rapports particuliers avec ceux de ses semblables qui ont un contact plus ou moins direct avec lui ; 3° dans ses rapports généraux avec la société. Telles sont les trois sources d’où découlent le bien et le mal ; les trois foyers d’où rayonnent le plaisir ou la douleur. L’homme jouit ou souffre indépendamment de ses rapports avec ses semblables : 1° en lui-même, suivant que sa santé est bonne ou mauvaise, sa constitution robuste ou débile ; 2° dans son contact avec le milieu, suivant le degré de puissance qu’il possède pour faire plier ce milieu à sa volonté, pour se procurer les biens, objet de sa convoitise. L’homme désire donc la santé d’abord, et ensuite la richesse, par laquelle il peut s’approprier les choses dont sa constitution l’excite à faire usage. Richesse et santé sont exprimées par le mot luxe dans le langage de Fourier : luxe interne ou santé, luxe externe ou richesse. Ainsi la tendance au luxe est la première des passions sous-foyères. L’homme jouit et souffre dans ses rapports particuliers avec ceux de ses semblables qu’il connaît, suivant qu’il peut ou non se réunir aux hommes qu’il affectionne pour s’occuper avec eux des objets de leur commune sympathie ; suivant la facilité avec laquelle il se met en relation avec les uns et avec les autres, d’après la volonté, l’impulsion, le caprice du moment. L’homme a donc le désir de s’approcher de ses semblables, de former avec eux des réunions, des groupes, et la tendance aux groupes est la seconde des passions sous-foyères. L’homme jouit ou souffre dans ses rapports généraux avec la société, suivant que cette société favorise ou comprime ses tendances au luxe et aux groupes, et règle avec plus ou moins de bonheur les rapports de ces groupes entre eux. La forme sociale désirée devrait donc, acceptant comme éléments ces groupes librement formés, les rendre utiles ou productifs, sans leur faire perdre de leur puissance d’attraction, de manière à conduire à la santé et à la richesse tous ceux qui s’y seront librement enrôlés. Elle devrait déterminer le mode des rapports à établir entre les groupes, les classer, les coordonner, en un mot, les organiser en séries, les groupes tendant à former des séries, comme les individus tendent à former des groupes. La tendance aux séries est donc la troisième des passions sous-foyères.

Il faut maintenant décomposer ces trois tendances ou passions principales. Le premier but de l’attraction passionnelle comprend, on l’a vu, tous les plaisirs sensuels ; en les désirant, nous souhaitons implicitement la santé et la richesse, qui sont les moyens de satisfaire nos sens. Les sens, au nombre de cinq, sont, comme chacun le sait, le goût, l’odorat, le tact, la vue et l’ouïe. Ils donnent lieu à un premier ordre de passions dont la satisfaction comprend celle des besoins avec lesquels chacun des sens se trouve en rapport. Ainsi la satisfaction du goût répond à celle des besoins de la nutrition par le boire et le manger ; la satisfaction des autres sens emporte avec elle l’idée de vêtements et de logements convenables, ainsi que de toutes les jouissances artistiques (spectacles, concerts, musées), que nous goûtons par l’intermédiaire de ces sens. Ainsi la tendance au luxe se décompose en cinq passions dites sensitives. Quelle que soit l’importance de ce premier ordre de passions, Fourier ne méconnaît pas leur infériorité relative. « Les sens, dit-il, ne sont point isolément des ressorts de sociabilité : le plus influent de tous, le goût (besoin de se nourrir) pousse dans certains cas à l’anthropophagie. Les sens ne sont que renfort de sociabilité, comme le plaisir de la table qui rend l’amitié plus vive et plus cordiale. »

La tendance aux groupes se divise en quatre passions désignées sous le nom d’affectives. Une réunion, un groupe jouit de propriétés différentes suivant la cause qui a déterminé sa formation. Cette cause peut varier, parce qu’il y a des inégalités entre les hommes, et les inégalités à considérer, quant à la formation des groupes, ne sont que de trois espèces : 1° les hommes sont inégaux par le rang qu’ils occupent, rang qui est la conséquence de leur fortune, de leur talent, de leur valeur ; 2° ils diffèrent par le sexe ; 3° ils sont de diverses familles et diffèrent encore par la naissance, par le sang ; de là quatre espèces de groupes : 1er groupe, formé sans tenir compte d’aucune des inégalités naturelles, groupe où règnent la confusion et l’égalité des rangs, groupe d’amitié ; 2e groupe, où les hommes, classés d’après leur rang, sont conduits par des supérieurs vers un but capable de satisfaire leur ambition, réunion ambitieuse, groupe d’ambition ; 3e groupe, formé par la tendance des individus différents par sexe à s’aimer, à s’unir, groupe d’amour ; 4e groupe, formé sous l’influence du lien de parenté, réunion familiale d’individus, groupe de famille. Amitié, ambition, amour et familisme, ou lien de parenté, sont donc les quatre passions comprises dans la tendance aux groupes, les quatre passions qui tendent à rapprocher les hommes, à les réunir affectueusement.

Le lien entre les groupes doit être formé par l’organisation sériaire qui les met en rapport. Le rapport d’un groupe à un autre groupe ne peut être qu’hostile, ami ou indifférent. Un homme fonctionnant dans un groupe peut désirer le contact d’un autre groupe par trois raisons : 1° il cherche le contact des groupes rivaux avec lesquels il veut se mesurer ; 2° il aime la présence des groupes amis, parce qu’ils le soutiennent dans ses prétentions, et qu’il se plaît à les soutenir de même ; 3° enfin, la fatigue et l’ennui qu’il éprouverait s’il s’occupait sans cesse des mêmes choses, en face des mêmes hommes, lui font sentir le besoin d’abandonner momentanément le groupe qu’il avait choisi pour passer dans un nouveau groupe indifférent aux prétentions générales du premier, mais vers lequel il se sent entraîné personnellement par quelque attraction. Ainsi, la tendance aux séries se décompose en trois passions : passions de rivalité, d’accord, de diversité.

Rivalité. Cette passion est un besoin d’intrigue, de lutte, de cabale, si naturel à l’homme, que tous ses jeux, de l’enfance à la vieillesse, ne sont qu’une lutte entre plusieurs partis. Lorsque cette passion nous anime, nous oublions la fatigue pour ne sentir qu’ardeur et plaisir. C’est une fougue, mais une fougue réfléchie, car celui qu’elle domine calcule ses actes de manière a ne perdre aucune chance de succès : connue déjà, par plusieurs de ses effets, cette passion a reçu différents noms suivant le rôle qu’elle a joué, d’après les circonstances où elle a paru. On l’a nommée noble émulation, esprit d’intrigue, science diplomatique, passion du jeu, du trafic, envie, etc. Fourier le premier, ayant nettement caractérisé cette passion, ainsi que les deux suivantes, a dû lui donner un nom propre qui lui manquait. Il l’a nommée cabaliste.

Accord. Le besoin d’accord naît d’une passion qui est en tout l’opposé de la précédente. Ces groupes amis qui nous contemplent, cette vaste réunion d’hommes qui applaudit à nos efforts, font naître en nous un enthousiasme aveugle, une fougue irréfléchie qui exclut la raison et nous porte à des actes de courage et de dévouement qui seraient impossibles si nous agissions de sang-froid. Un plaisir simple n’est guère capable de développer cet enthousiasme ; il veut un plaisir composé de plusieurs plaisirs. Son domaine est surtout l’amour, l’amour complet, agissant sur l’âme et sur les sens. Cette satisfaction multiple, qui seule peut engendrer cette passion, lui a fait donner le nom de composite.

Diversité, Le premier rameau de la tendance aux séries est le besoin qu’éprouvent tous les hommes de varier leurs occupations. Un plaisir même devient à la longue monotone et fastidieux. Cette passion, sous le nom d’inconstance, est généralement regardée comme un vice ; nous verrons qu’elle est destinée à jouer plusieurs rôles essentiels ; entre autres, c’est elle qui doit prévenir les excès en maintenant l’équilibre entre les facultés de l’homme. Cette passion est nommée papillonne. Cabaliste, composite, papillonne sont les passions distributives ; les groupes doivent être distribués en séries, conformément à leurs exigences. Ces trois passions sont encore désignées par Fourier sous le nom de mécanisantes, parce qu’elles président au fonctionnement social des autres passions, parce qu’elles sont les trois grands ressorts de la mécanique sociale.

Ainsi l’humanité compte douze passions radicales, sept de l’âme, cinq de la chair ; cinq passions sensitives tendant au luxe ; quatre affectives tendant aux groupes ; trois passions distributives ou mécanisantes tendant aux séries. Ajoutons que ces douze passions radicales, ou les trois sous-foyères qu’elles forment, convergent et se réunissent en une passion unique, passion pivotale que Fourier appelle l’unitéisme passion de l’unité, c’est-à-dire de l’ordre, de l’accord universel. L’unitéisme est le sentiment le plus élevé dont l’homme soit susceptible ; il comprend l’amour du bien public et de l’humanité, ainsi que toutes les nuances du sentiment religieux. Le tableau suivant résume l’analyse et la classification fouriériste des passions : PASSION PIVOTALE

CLASSIFICATION FOURIÉRISTE DES PASSIONS PASSIONS SOUS-FOYÈRES PASSIONS RADICALES

Unitéisme. Harmonie. Religion.

1. Tendance aux luxe. Rapport avec le monde extérieur.

2. Tendance au groupes. Lien avec l’humanité.

3. Tendance aux séries. Lien sociétaire.

AMITIÉ.

Affection universelle

AMOUR.

Affection bisexuelle

FAMILISME.

Les passions sensitives ne sont pas directement sociales ; elles ne peuvent être, selon l’expression même de Fourier, qu’un renfort de sociabilité. Les passions affectives sont directement sociales, l’homme ne pouvant les satisfaire en aucune manière hors du contact des autres hommes. Fourier fait remarquer que chacune d’elles a deux ressorts, l’un spirituel, l’autre matériel ; c’est ce qu’indique le tableau suivant : Ressort spirituel. Affinité de caractère. Ressort matériel. Affinité de penchants industriels.

IRessort spirituel. Ligue pour la gloire. Ressort matériel. Ligue pour l’intérêt.

fRessort matériel.

Amour physique. fRessort spirituel.

Amour animique ou cé ladonique. Ressort matériel. Lien ) de consanguinité. Affection consanguine jRessort spirituel. Lien { d’adoption.

Les deux premières affectives où le ressort spirituel est placé en première ligne, parce qu’il y domine, sont les affections d’ordre majeur. L’amour et le familisme sont les affections d’ordre mineur, parce que le ressort spirituel y est subordonné au matériel. Un groupe formé sous l’influence du ressort matériel manque de noblesse ; il manque d’utilité, si le ressort spirituel seul est en jeu ; le groupe est parfait, noble et utile, s’il est formé par les deux ressorts de la passion.

Fourier a cherché les propriétés des groupes et les a résumées en plusieurs tableaux que nous allons donner successivement. Le premier tableau indique le ton naturel à chaque groupe. Le second fait connaître d’où part l’impulsion lorsque le groupe doit agir. Le troisième a rapport à la critique qui corrige et redresse, et qui est ainsi un des éléments de l’éducation. Chaque groupe a un mode de critique qui lui est propre, et qui serait déplacé dans les autres.

1» TON.

Groupe d’AMmÉ, (Cordialité et confusion ou nivellement. de rangs.

Groupe d’AMBITION, ou ascendance.

Groupe cVamour, ou inversion.

Groupe de famille, ou descendance.

Déférence des inférieurs envers les supérieurs.

Déférence du sexo fort pour lo sexe faible.

Déférence des supérieurs pour les infé go ENTRAINEMENT.

, . (Tous s’entraînent en

Groupe d amitié, j confusion.

„, , (Les supérieurs entrai Groupe d ambition.j Dentés inférieurs.

., (Les femmes entraînent

Groupe a amour, j les hommes.

„. (Les inférieurs entrai Groupe de famille, j nent Jes supérieul.s.

3° CRITIQUE.

., . (La masse critique face-

Groupe d amitié, j tiensement individu.

, , (Le supérieur critique

Groupe d ambition, j graoemcninnférieur.

, , (L’individu excuse aueu-

Groupc d amour, j glément Yinàîviùu.

„, (La masse excuse indul-

Groupe de familll. { gemment nndivMu,

Les affectives prédominent successivement aux différents âges de la vie, suivant le tableau ci-après :

1. Passion répondant au Goût.

2. Passion répondant à l’Odorat.

3. Passion répondant à la Vue. •1. Passion répondant à l’Ouïe. 5. Passion répondant au Tact.

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8. Amour

9. Familisme...

mode mineur.

10. Cabaliste ou contrastante.

11. Composite ou exaltante..

12. Papillonne ou alternante.

Ages. Enfance.. Adolescence Virilité... Maturité.. Vieillesse..

Passions dominantes. Amitié. Amour.

Amour et ambition. Ambition. Familisme.

Les sexes sont aussi sous l’influence plus particulière de certaines affectives ; les affectives majeures (amitié, ambition) dominent dans l’homme ; les affectives mineures (amour, familisme) se trouvent plutôt chez la femme.

La dominance d’une ou de plusieurs passions est ce qui constitue le caractère de chaque individu. Le titre du caractère s’apprécie par le nombre, la nature et l’intensité des passions dominantes. Un caractère dans lequel les distributives dominent les affectives tourne presque inévitablement au mal dans la société actuelle. « Une femme à dominantes d’amour, de cabaliste et de papillonne sera, dit Fourier, dans lu plupart des cas, très-vicieuse en civilisation. » La connaissance des caractères, indispensable pour le bon classement des individus, est, selon les fouriéristes, impossible aujourd’hui, parce qu’aujourd’hui tous les caractères sont, disent-ils, plus ou moins faussés par les tentatives de répression dont ils sont l’objet dès le jeune âge et par l’absence des conditions de leur franc et naturel développement. Ici se place naturellement cette observation de Fourier et de ses disciples, qu’on ne doit pas donner le nom de passions à certaines habitudes vicieuses, telles que la colère, l’ivrognerie, la paresse, l’avarice, etc., qui ne sont que des effets subversifs des passions radicales déviées dans le milieu civilisé. « Ainsi la colère, dit M. Hippolyte Renaud, n’est pas une passion, car elle n’est pas par elle-même. Elle naît d’une passion blessée, elle est un mauvais effet résultant d’un amour trahi, d’une ambition déçue, etc. L’amour, l’ambition, resteront toujours au cœur de l’homme, mais la colère ne s’y montrera plus, s’il parvient à éviter les contrariétés et les déceptions. L’ouvrier enchaîné chaque jour à un travail rebutant, pour que sa vie entière ne soit pas un supplice, cherche de temps en temps quelques distractions à son dur labeur. Et quel plaisir lui est offert dans nos sociétés, si ce n’est le cabaret ? Il boit donc, parce qu’il trouve dans l’ivresse quelques élans qui raniment sa vie décolorée, parce qu’il y puise l’insouciance et un peu d’espoir. Mais si sa vie était heureuse, si son avenir était assuré, s’il avait chaque jour à choisir entre plusieurs plaisirs, s’adonnerait-il à un seul ? Ne voit-on pas l’ivrognerie disparaître si l’on s’élève à des classes plus heureusement placées sur l’échelle sociale ?... La paresse est le désir bien naturel d’éviter la peine, mais non l’action ; le plus paresseux est souvent le plus ardent au plaisir. La paresse ne sera qu’une anomalie lorsque le travail sera attrayant. L’oisiveté est un état passif où l’homme ne peut se plaire longtemps : l’ennui le pousse bientôt à agir, l’ennui qui indique le besoin de s’occuper, comme la faim le besoin de manger. L’homme se plaît dans l’exercice de ses facultés ; mais il veut les exercer agréablement, c’est-à-dire pour la satisfaction de ses passions. S’il refuse le travail, c’est que le travail offert contrarie ses passions, le fait souffrir, et qu’à la douleur active, il préfère un état passif, l’état de repos... L’avarice, dégagée de toute crainte de privation pour soi ou pour les siens, est un effet d’unitéisme. Celui qui est porté à des épargnes minutieuses rendra de grands services à la société de l’avenir. Alors ce caractère, consacré au service de tous, ne fonctionnant plus dans un intérêt exclusivement égoïste, n’aura rien de méprisable ; il sauvera de la destruction mille choses que les autres dédaignent ; de débris minimes et sans valeur en apparence, il saura tirer de magnifiques économies qui tourneront au profit de l’unité sociale. »

— IV. Théorie fouriériste de l’organisation économique et sociale. La théorie fouriériste de l’organisation économique et sociale consiste dans l’association industrielle opposée au morcellement industriel de l’ordre civilisé. Dans l’exercice de l’industrie, disent les fouriéristes, il ne peut exister que deux méthodes : l’état morcelé ou culture par familles isolées, telle que nous le voyons ; ou bien l’état sociétaire, culture en nombreuses