Page:Larousse - Grand dictionnaire universel du XIXe siècle - Tome 6, part. 4, Domm-Dz.djvu/305

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Leuven, Fiorentino, Gérard de Nerval, Auguste Maquet, Eugène Nus, Emile Souvestre, Octave Feuillet, Paul Meurice, Louis Couailhao, etc., etc.


DUMAS (Alexandre), fils naturel du précédent, romancier et auteur dramatique du premier ordre, né à Paris le 29 juillet 1824. Comme son père, cet auteur mérite plus qu’une simple notice biographique. Se borner, en parlant de lui, à donner quelques dates, à rapporter la liste de ses principales œuvres, ce serait faire trop peu pour les contemporains comme pour la postérité. Il faut l’étudier tout ensemble au triple point de vue biographique, littéraire et, disons-le, même au point de vue philosophique, car en M. Dumas fils il n’y a pas seulement un grand homme et un grand artiste, il y a encore un penseur profond, un véritable moraliste.

Voyons l’homme d’abord. D’ailleurs, étudier la vie de M. Dumas, c’est déjà parler de ses œuvres et de ses idées, car ses romans et ses pièces de théâtre sont l’histoire de sa vie et de ses réflexions. Prenez les premiers chapitres de l’Affaire Clemenceau, vous aurez son enfance ; prenez les deux premiers actes de la Dame aux camélias, les principales scènes de Diane de Lys, du Demi-Monde, du Père prodigue, de l’Ami des femmes, vous aurez les principaux épisodes de sa vie, racontés par lui-même d’une manière impersonnelle et idéalisée, pour ainsi dire.

« Le 29 juillet 1824, tandis que le duc de Montpensier venait au monde, il me naissait, à moi, un duc de Chartres, place des Italiens, n° 1. » Dumas Ier, qui a écrit cette phrase dans ses Mémoires, « daigna permettre, ajoute M. de Mirecourt, que son duc de Chartres fût présenté au baptême sous le nom d’Alexandre. Il paya les mois de nourrice et la pension de sevrage. » Dès l’âge de sept ans, l’enfant fut mis en pension chez M. Vauthier, Montagne-Sainte-Geneviève. À neuf ans, il entra chez M. Goubaux, ami et collaborateur de son père, depuis fondateur du collège Chaptal et alors directeur de la pension Saint-Victor, qui était une des plus importantes et des plus indisciplinées de Paris. M. Goubaux n’en était pas moins un très-honnête homme. Un jour, nous tenons cette anecdote de M. Dumas fils lui-même, on avait annoncé que Dumas père était mort dans un voyage qu’il faisait en Sicile ; M. Goubaux fit appeler son jeune pensionnaire et lui dit que, si la triste nouvelle se confirmait, il pouvait dès lors se considérer comme de sa famille. Les premiers chapitres de l’Affaire Clemenceau contiennent une peinture presque photographique de cette pension Saint-Victor, dans laquelle le jeune Dumas fit son premier apprentissage de la vie. Beaucoup de détails, nous pouvons l’affirmer, sont authentiques. Il n’est pas inutile, quand on veut connaître et comprendre un écrivain, et surtout un écrivain moraliste, de remonter jusqu’à son enfance pour y rechercher les premières images qui frappèrent son esprit, les premières impressions qui se gravèrent dans son cœur. Or on trouvera dans l’introduction de ce roman certains tableaux trop nets et trop simples pour n’être pas vrais. Ce modeste atelier de couture où Pierre Clemenceau vient passer ses jeudis, coloriant des images à côté des jeunes apprenties de sa mère, M. Dumas ne l’a pas vu seulement en imagination. Que d’art et, cependant, que de fidélité et de sincérité dans toutes ces peintures ! Ces persécutions que font subir des enfants à un camarade plus jeune qu’eux, pour une faute qui n’est pas la sienne et qu’ils ne comprennent pas eux-mêmes, leur cruauté persévérante et les angoisses de ce pauvre enfant, tourmenté entre son amour instinctif, invincible pour sa mère, et les réflexions étranges que ses jeunes persécuteurs l’amènent à faire sur sa naissance, tout cela encore est, dans le détail, d’une précision trop frappante pour être œuvre de pure invention. Voulez-vous savoir pourquoi notre auteur s’est attaché plus tard à telle étude de mœurs, pourquoi il est revenu, à plusieurs reprises, sur certaines questions sociales et morales, pourquoi il a débattu ces questions avec tant d’éloquence et de conviction ? relisez ces premières pages de l’Affaire Clemenceau. Vous y verrez que ces problèmes, qu’il veut résoudre homme, il se les était posés à demi étant enfant ; et alors vous comprendrez combien est déplacé ce reproche que lui ont fait plusieurs critiques à courte vue, d’avoir choisi avec insistance, pour les transporter au théâtre, des sujets scabreux, des situations équivoques. Choisi ! on ne choisit pas son genre, quand on est vraiment artiste ; on accepte ce qui s’impose à vous, par le tempérament, le temps et le milieu ; on peint ce qu’on a vu, ce qu’on a senti, ce qui vous obsède. Est-ce que Raphaël s’est dit:Je mettrai de la lumière dans mes tableaux; et Rembrandt:J’y mettrai le clair-obscur, j’aime mieux ce genre. Ils ont peint le ciel de leur pays, les hommes et les femmes qu’ils voyaient, et ils ont bien fait. Si, d’ailleurs, M. Dumas avait traité de parti-pris les questions brûlâmes, pour se faire une spécialité et pour le seul attrait du scandale, à coup sûr il n’aurait jamais obtenu qu’un succès éphémère; il ne nous aurait jamais tiré de larmes. Quand on ne cherche qu’à chatouiller les sens, on n’arrive pas à faire battre le cœur.

Mais revenons à la biographie. Plus heureux que Pierre Clémenceau, Dumas fils avait pour père un honnête homme qui n’hésita pas à lui donner son nom, ou du moins qui ne se fit pas longtemps prier, si nous en croyons l’anecdote suivante, racontée par Mirecourt : « Un jour, on surprit l’enfant absorbé dans la lecture d’un volume qu’il sembla vouloir cacher lorsqu’on s’approcha de lui. C’était le fameux livre qui a pour titre Émile. « Ah ! diable, fit M. Dumas père, est-ce que tu trouves de l’intérêt à cela, toi ? — Beaucoup, répondit Alexandre avec une assurance qu’on ne lui avait jamais connue. — Peste !… tu vas me dire alors tes impressions. — Je trouve qu’Émile a du courage. — Vraiment, tu trouves cela ? — Oui, certes. Quand un père refuse de vous donner son nom… — Eh bien ? — Il faut le prendre. — Quel gaillard !… Alors tu veux porter le mien quand même, c’est clair. Prends-le tout de suite, et n’en parlons plus. »

En 1839, Dumas fils, âgé de quinze ans, quitta l’institution Goubaux pour entrer chez M. Hénon, qui tenait un petit pensionnat avec répétitions du collège Bourbon, rue de Courcelles. Ce changement avait pour cause la santé toujours mauvaise de l’enfant. Il suivit les cours du collège : les premiers prix lui échurent. Le biographe déjà cité raconte même une jolie fête donnée par Mme  Mélanie Waldor en l’honneur du jeune Dumas, lauréat du concours général. « Notre vainqueur eut un esprit d’ange ; toutes les dames le comblèrent de cajoleries et de félicitations gracieuses. Il avait alors dix-sept ans, beaucoup d’assurance, une belle tète, dégagée des sombres nuances éthiopiennes, et ne conservant qu’une teinte créole imperceptible. Véritablement, il fut le héros de la fête. »

En 1841, il sortit tout à fait de pension. Pendant six mois, il vécut avec son père ; après quoi, à dix-huit ans, il vécut seul. « Pendant ces premières années de liberté, mes goûts, dit M. Dumas fils qui parle, étaient extrêmement modestes, mes dépenses des plus modérées. Mon ambition était d’être employé dans un ministère. Une sous-bibliothèque aurait comblé tous mes vœux. » La vie bruyante et la grande renommée de son père l’entraînèrent assez loin de ces paisibles rêves et, peu à peu, il fit ce qu’il voyait faire autour de lui, des dettes. Heureusement, la nature du jeune homme valait mieux que l’éducation qu’il recevait ; il se forma et se transforma seul, et sut même trouver dans son cœur les choses les plus délicates pour excuser son père de sa trop grande indulgence à son égard. Voici ce qu’il fait dire au Père prodigue, dans la pièce qui porte ce nom, et ce père, tout le monde le comprend, c’est le sien :

« Tout a une raison, même les choses déraisonnables, et si je t’ai élevé d’une certaine manière, c’est que, moi, j’avais souffert d’un autre genre d’éducation. Devais-je te condamner à la vie que j’avais menée et qui m’avait si souvent ennuyé ?… J’ai obéi à ma nature ; je t’ai donné mes qualités et mes défauts sans compter ; j’ai recherché ton affection plus que ton obéissance et ton respect. Je ne t’ai pas appris l’économie, c’est vrai ; mais je ne la savais pas… Mettre tout en commun, notre cœur comme notre bourse, tout nous donner et tout nous dire, telle fut notre devise. Les puritains se croient en droit de blâmer cette trop grande intimité ; laissons-les dire. Nous y avons perdu, à ce qu’il paraît, quelques centaines de mille francs ; mais nous y avons gagné de pouvoir compter, toi sur moi, moi sur toi, et d’être toujours prêts à nous faire tuer l’un pour l’autre. C est le plus important entre un père et un fils. »

Il est touchant de voir avec quelle délicatesse le fils s’efforce ainsi de plaider les circonstances atténuantes, ne dissimulant jamais les défauts de son père, mais les montrant de manière à faire ressortir en même temps ses grandes qualités incontestables, une haute imagination, une générosité chevaleresque et, mieux encore, une affection paternelle capable d’aller jusqu’au dévouement.

Au bout de quelques années de cette vie incertaine, qu’il avait menée « par laisser-aller, par imitation, par oisiveté », dit-il, plutôt que par goût, et « après un certain nombre d’excursions à travers toutes sortes de mondes dont il devait plus tard établir la topographie, M. Dumas fils se trouve, tout compte fait, en face de 50, 000 francs de dettes, sans parler des intérêts et des frais, ce qui était énorme à cette époque, surtout pour un garçon de vingt et un ans, qui n’avait ni patrimoine à attendre, ni carrière à suivre. Ce petit incident, ajoute-t-il lui-même, avec une modestie sincère mais excessive, décida de ma vocation, et, comme je ne savais rien faire, je fis de la littérature. >

C’est que, probablement, il était né pour en faire. Avec l’exemple de son père, avec son propre talent et les influences du milieu où il vivait, ce qui eût été étonnant, c’est qu’il n’eût pas écrit. Du reste, ni le public ni lui n’ont à regretter cet incident, et, si vraiment ce fut un hasard qui le rendit auteur, ce hasard fut heureux : felix culpa. Sa première publication était un petit recueil de poésies intitulé : les Péchés de jeunesse, livre « plein de candeur et d’inexpérience, » qui fit peu de bruit. Il avait composé aussi, vers la même époque (1845), une petite pièce en un acte et en vers, le Bijou de la reine, qui fut jouée à l’hôtel Castellane. Après avoir accompagné son père dans son voyage en Espagne et en Afrique, il écrivit un roman déjà bien supérieur à son premier ouvrage : les Aventures de quatre femmes et d’un perroquet. Le plan, comme le style, rappelait la manière de Dumas père. Le livre fut lu et acheté. Cependant l’auteur comprit qu’il s’était trompé de voie. Ne se sentant pas « cette brillante imagination dont son nom seul éveillait l’idée, il rompit avec l’imitation de la manière paternelle et chercha le succès dans la volonté de l’observation et l’exactitude des peintures… » (Vapereau.) Il étudia profondément le monde du côté où il se présentait à ses regards. « Il s’écouta vivre, dit Mirecourt, et chercha la science du cœur humain, non-seulement dans les fautes et les passions d’autrui, mais dans ses propres passions et dans ses propres fautes… Depuis la Dame aux camélias jusqu’au Demi-monde, on peut dire qu’il a vécu toutes ses œuvres. » Nous n’avons pas ici à faire l’analyse ou la critique de la Dame aux camélias et des autres grandes œuvres de M. Dumas, qui ont été jugées à leur place (v. Dame aux camélias) : nous n’avons à tirer de ce roman et des autres que ce qu’ils peuvent renfermer d’instructif pour la biographie de l’auteur. Or, l’auteur ne nous cache pas que Marguerite Gautier, qui ne porta jamais de son vivant le surnom de Dame aux camélias, s’appelait, dans la réalité, Alphonsine Plessis, nom qu’elle avait transformé, pour l’oreille, en celui de Marie Duplessis. « Elle était grande, dit-il lui-même quelque part, très-mince, noire de cheveux, rose et blanche de visage ; elle avait la tête petite, de longs yeux d’émail, comme une Japonaise, mais vifs et fins, les lèvres du rouge des cerises, les plus belles dents du monde… Elle avait été fille de ferme… Théophile Gautier lui consacra quelques lignes d’oraison funèbre à travers lesquelles on voyait s’échapper dans le bleu cette aimable petite âme que devait, comme quelques autres, immortaliser le péché d’amour. » (Préface de la Dame aux camélias.) Voici quelques fragments de cette oraison funèbre : « Marie Duplessis était née paysanne, par là-bas quelque part en Normandie, à ce que l’on assure ; mais le moyen que de si jolis petits pieds restassent emprisonnés dans de lourds sabots ; ils appelaient le satin, et le satin ne se fit pas prier pour venir, lui qui chausse à regret tant de vilaines pattes à faire rougir la reine Pédauque. La rude toile bise du ménage rustique eût écorché cet épiderme de camélia, fait pour la toile de Hollande, la batiste et les dentelles ; les diamants serpentèrent d’eux-mêmes en rivière autour de ce cou blanc et frêle, et sur cette poitrine transparente… Il est si difficile de rester pauvre, à une paysanne que la nature a eu l’inhumanité de faire grande dame !… Elle eût été laide, elle ne serait peut-être pas morte ; elle serait restée dans son village, occupée de quelque honnête travail, à respirer l’air pur, à boire du lait sans mélange, à se promener dans les grandes herbes des prairies ; mais le luxe cherche la beauté comme l’aimant cherche le nord… » M. Dumas nous apprend que cette mort eut lieu en 1847, et que Marie Duplessis avait alors vingt-trois ans. Il l’avait vue pour la première fois en 1844 ; le roman parut en 1848 ; la pièce fut jouée en 1852 (2 février, Vaudeville). Marie Duplessis n’avait pas eu toutes les aventures pathétiques de Marguerite Gautier ; mais l’auteur nous dit qu’elle était capable de les avoir et que, s’il eût voulu, elle aurait poussé le dévouement aussi loin. « Elle n’a pu jouer, à son grand regret, ajoute-t-il, que le premier et le deuxième acte. »

La Dame aux camélias avait déjà obtenu, sous forme de volume, non pas seulement « un assez beau succès de cabinet de lecture, » comme le disait dans l’Encyclopédie moderne, sans penser à mal, M. Henri Rochefort, aujourd’hui sincère admirateur de Dumas fils, mais un vrai succès consacré par la critique, confirmé par le public et par un public sérieux. On sentit une intention marquée de moralité au fond de ce roman, que l’on disait d’abord immoral ; on s’étonna de voir quel amour sincère du bien ce jeune écrivain portait jusque dans la peinture du mal ; on comprit enfin qu’il y avait dans cette œuvre nouvelle plus qu’un grand talent, qu’il y avait un grand cœur.

À dater de cette époque, l’auteur de la Dame aux camélias n’eut rien à envier à la renommée de son père, qu’il avait presque égalée en un jour. Ajoutons, à la gloire de M. Dumas père, qu’il se réjouit plus que tout autre du succès de celui qu’il appelait spirituellement « son meilleur ouvrage. >

La même année (1843), M. Dumas fils avait fait représenter un petit drame lyrique, Atala et Chactas (musique de Varney), sur le théâtre que dirigeait son père. Montaubry chantait le rôle de ténor. Mais, ne se sentant pas encore la vocation dramatique, M. Dumas fils revint au roman et aborda le feuilleton ; il rédigea, dans la Presse, des courriers de Paris très-remarqués et connus sous le nom de Lettres d’un provincial. Ses principaux romans furent, après la Dame aux camélias, le Docteur Servans, Césarine, le Roman d’une femme (1849), ouvrage de valeur ; Trois hommes forts, Tristan le Roux, le Régent Mustel, la Vie à vingt ans, Diane de Lys (1851). Ce dernier roman, comme la Dame aux camélias, serait pris sur nature et tiré de la vie de l’auteur, s’il faut en croire la chronique. « Une très-grande dame, épouse d’un diplomate hyperboréen, » aurait été le modèle qui inspira à M. Dumas l’aristocratique figure de sa Diane de Lys ou la Dame aux perles, si élégante, si gracieuse, si riche d’esprit et de cœur. Le voyage à travers l’Allemagne et la Russie, à la poursuite de la belle étrangère, enlevée subitement par un mari importun, serait encore de l’histoire et non du roman. On trouvera, d’ailleurs, dans le caractère de Paul Aubry, certains traits qui rappellent celui d’Armand Duval, de la Dame aux camélias, c’est-à-dire qui sont empruntés au caractère même de l’auteur. Le langage que tient Paul Aubry dans le salon de la comtesse de Lys n’est-il pas, en effet, tout semblable à celui que tenait Armand dans le boudoir de Marguerite Gautier ? Ne parle-t-il pas toujours avec le même ton ému et touchant de dévouement, d’attachement pur, « d’amour profond et éternel ? »

C’est après avoir écrit Diane de Lys que M. Dumas fils, sur le conseil, dit-on, d’Antony Béraud, vieil ami de son père, songea à transporter sur la scène ses principaux romans, et tout d’abord celui de la Dame aux camélias. Antony Béraud aurait même tracé une sorte de canevas, sinon de scénario complet, dont M. Dumas ne garda pas une ligne, mais dont il fut si reconnaissant à Béraud, qu’il l’obligea, par un excès de délicatesse, à toucher moitié des droits d’auteur. La pièce ne fut pas jouée sans obstacles. Acceptée au Vaudeville par M. Bouffé, grâce à un comédien, Hipp. Worms ; en vain protégée par Jules Janin, Gozlan et Émile Augior, « qui lui signèrent un brevet de vertu, » la Dame aux camélias ne put trouver grâce devant M. Léon Faucher, alors ministre de l’intérieur, et il fallut que l’auteur attendît l’arrivée au pouvoir de M. de Morny (1852). Le lendemain de la première représentation, il écrivit à son père, alors réfugié à Bruxelles : « Grand succès !… Des fleurs, des bravos… Je croyais assister à l’une de tes pièces. » Encouragé par ce premier triomphe, il se hâta de convertir aussi Diane de Lys en pièce. Elle fut arrêtée encore par la censure ; mais un nouveau protecteur, le prince Napoléon, leva les obstacles, et tout Paris put applaudir Dumas fils au Gymnase (15 novembre 1853). Ces deux premières pièces furent faites très-vite, l’auteur l’avoue lui-même. La première fut écrite en une ou deux semaines, par besoin d’argent ; mais, à partir de la deuxième, la majeure partie de ses dettes étant payée, l’auteur put s’accorder les loisirs laborieux et les calmes jouissances du véritable artiste. Sa troisième pièce, le Demi-monde (20 mai 1855), destinée d’abord, un peu malgré lui, à la Comédie-Française, lui coûta onze mois de travail assidu. On trouvera dans la préface le récit des petits artifices auxquels l’auteur eut recours pour rendre sa pièce à M. Montigny et pour l’arracher au Théâtre-Français, alors gouverné despotiquement par Rachel. Le fond est encore emprunté à la vie de l’auteur ; nous tenons à le constater, non pour le plaisir de donner un renseignement de plus ou de faire pénétrer plus avant le lecteur dans la vie privée de M. Dumas, mais parce que cette habitude persistante de porter sur la scène ses propres aventures est chez lui un procédé artistique qui entre pour une part dans l’originalité de son talent. Olivier de Jalin, quoique l’auteur nous avertisse que ce personnage est le portrait du jeune comte qui avait déjà posé pour Gaston de Rieux et pour Maximilien, est encore de la famille des héros de ses pièces précédentes. C’est encore un cœur délicat et sensible au plus haut point, épris do pureté et d’innocence, une conscience droite et fière qui s’indigne de voir le mal en autrui parce qu’elle ne le trouve pas en elle-même. Si le hasard a placé cet Alceste moderne dans un milieu où la morale est peu respectée, il s’efforce, au lieu d’en sortir, d’y exercer une salutaire influence ; il s’y fait le protecteur d’une enfant innocente et généreuse, que la contagion des mauvais exemptes allait bientôt atteindre ; il s’y fait l’ennemi déclaré d’une intrigante qui est sur le point de tromper un honnête homme. Il sauve Marcelle et démasque Suzanne d’Ange. Peu nous importe que cette Suzanne se soit appelée Mme  Adriani, comme nous le révèle Mirecourt après Dumas père ; ce qui nous intéresse, c’est le rôle, c’est le caractère lui-même tracé de main de maître, copié sur nature, — nous le voyons bien sans qu’on nous le dise, — et pourtant créé, tant il a de relief et d’expression. Le mot qui sert de titre à la pièce prendra place dans le dictionnaire de l’Académie ; mieux encore, dans la langue. Seulement, il faut avoir soin de bien comprendre le sens précis que l’auteur a voulu lui donner et que le public semble parfois oublier.

« De même, dit M. Dumas, qu’on a donné au sol découvert par Christophe Colomb le nom du navigateur qui n’y est venu qu’après lui, de même on devait donner à ce mot demi-monde une autre signification que celle qu’il a, et ce néologisme, que j’étais fier d’introduire dans la langue française, si hospitalière au XIXe siècle, sert à désigner, par l’erreur ou par l’insouciance de ceux qui l’em-