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dans celui de l’ennemi ? S’il répugne de faire une part au calcul, à l’habileté, au mensonge dans cette vie si pure, si noble, si enthousiaste, il faut songer que, sans ces moyens, il n’y avait pas de place pour Jeanne dans les rangs des défenseurs de son pays ; son dévouement, son patriotisme devenaient stériles ; le droit à l’héroïsme, le droit de verser son sang pour la France lui était à tout jamais refusé ; tandis que ce mensonge sublime lui ouvrait la carrière, apportait la seule chance possible d’un retour de fortune, parce qu’il pouvait seul rendre du cœur à des hommes que les revers avaient démoralisés en leur montrant l’intrépidité et l’assurance sur le front et dans les yeux d’une jeune fille.

Ces préliminaires expliqueront au lecteur la nouvelle biographie qui va suivre ; elle résume, elle condense notre premier travail ; nous allons, rassembler en un faisceau tous les faits qui montreront que le rôle de cette jeune paysanne a été tout national, et que cette grande figure, transportée dans le monde des visions, est purement et simplement un vol que la légende a fait à l’histoire.

Dans la nuit de l’Épiphanie (qu’on nous pardonne ce sacrifice fait à la légende, ce sera le seul), « tous les habitants de Domremy, saisis d’un inconcevable transport de joie, se mirent à courir çà et là, se demandant l’un à l’autre quelle chose étoit donc advenue ?... Les coqs, ainsi Que hérauts de cette allégresse inconnue, éclatèrent en tels chants que jamais semblables n’avoient été ouïs, » Jeanne, fille de Jacques, venait de naître.

Quatorze ans plus tard environ, la France était désolée par une guerre sacrilège : les Bourguignons, ces anciens et terribles ennemis des Francs, livraient notre pays aux Anglais, et les campagnes de la Lorraine étaient inondées de féroces soldats qui portaient partout le ravage, jusqu’à couper les blés en herbe. Les paysans eux-mêmes y étaient divisés, et les enfants faisaient entre eux comme leurs pères ; on s’y battait « bandé village contre village. » Jeanne assistait à ces luttes fratricides. « Souvent elle voyait les petits garçons de Domremy revenir tout ensanglantés de leurs batailles à coups de pierres contre les enfants de Maxei, village lorrain de la rive droite de la Meuse, qui tenait le parti de Bourgogne. Bientôt la vraie guerre, non plus son image enfantine, apparut dans la vallée. Une armée anglo-bourguignonne promena le fer et le feu dans la contrée, et les habitants de Domremy allèrent chercher un asile à la hâte dans un châtelet bâti en face de leur hameau sur une île du fleuve.

Voilà les scènes de désolation au milieu desquelles s’épanouit l’âme de la jeune héroïne. Ces scènes de trouble et de terreur faisaient sur elle une impression ineffaçable. Elle écoutait, le sein palpitant, les yeux en pleurs, les lamentables récits qu’on faisait à la veillée sur les calamités du beau royaume de France. Ces récits devenaient pour elle l’aspect même des choses. Elle voyait les campagnes en feu, les cités croulantes, les armées françaises jonchant les plaines de leurs morts ; elle voyait errant, proscrit, ce jeune roi qu'elle parait de vertus imaginaires, et qui personnifiait à ses yeux la France. Elle implorait ardemment le Seigneur, ses anges et tous ses saints, qu’on lui avait appris à considérer comme des intermédiaires entre l’homme et Dieu. Un sentiment exclusif, unique, la pitié et l’amour de la patrie, envahissait peu à peu tout entière cette âme passionnée et profonde.

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Les ravages continuaient : Jeanne n’hésita plus. Des bruits se répandaient dans toute la Lorraine que les soldats français étaient paralysés par la peur, et qu’il suffisait qu’un pennon anglais se montrât à l’horizon pour qu’un régiment entier se débandât et prît la fuite. Ce n’était certes pas le courage qui faisait défaut, mais la confiance. Jeanne Darc comprit tout cela : elle se dit ; « Voilà des hommes de cœur chez lesquels il ne s’agit que de faire revivre le sentiment de leur valeur... »

Elle se présenta hardiment chez Robert de Baudricourt, gouverneur de Vaucouleurs, lui déclarant qu'elle se sentait appelée à sauver la Franco ; qu’elle voulait aller parler au dauphin, et que, pour arriver jusqu’à lui, elle « userait ses jambes jusqu’aux genoux. » [Cette énergique métaphore lui appartient.] Elle partit ; toute la population de Vaucouleurs s’apitoyait sur cette brave fille qui allait se jeter à travers tant de périls. « Ne me plaignez pas, leur cria-t-elle en poussant son cheval sur la route de France, c’est pour cela que je suis née. » Elle franchit la Marne, l’Aube, la Seine, entre hardiment dans Auxerre, ville bourguignonne, entend la messe dans la cathédrale, passe le pont de l’Yonne, puis se dirige sur Gien et vers la Loire. Elle fait écrire au roi, qui l’appelle à Chinon.

« C’est une folle, » disaient les gens de guerre : « c’est une sorcière, » disaient les gens d’Église. Enfin, le comte de Vendôme introduit Jeanne dans la grande salle du château de Chinon, et alors il se passe entre Jeanne et le roi une scène mystérieuse. On la conduit à Poitiers, où siégeait la cour de parlement, et où s’étaient réunis les théologiens qui avaient quitté l’Université de Paris.

Une main sacrilège a fait disparaître à tout jamais les documents du procès-verbal de la commission d’examen ; mais on sait en gros les détails de ce merveilleux combat d'une femme ignorante contre des docteurs qui l’accablaient de citations et l’enlaçaient dans les mille replis de leur dialectique.

Elle déclara hardiment qu’elle venait pour délivrer Orléans ; « Si Dieu veut délivrer le peuple de France, hasarda un des théologiens, point n’est besoin de gens d’armes. - Eh !s’écria-t-elle, les gens d’armes batailleront, et Dieu donnera la victoire. » Un autre théologien, frère Séguin, lui dit malignement : « En quelle langue parlent vos voix ? - Meilleure que la vôtre, » répondit-elle d’un air narquois (frère Séguin était Limousin). « Croyez-vous en Dieu ? reprit le théologien en colère. — Mieux que vous, » et elle lui tourna le dos. « Dieu ne veut point qu’on croie à vos paroles, répliqua un autre théologien, si vous ne montrez un signe qui prouve qu’on doit vous croire (dans la langue théologique, signe avait le sens de miracle), Jeanne fit semblant de ne point comprendre, et, jouant sur le mot, elle répliqua immédiatement : « Je ne suis pas venue à Poitiers pour faire des signes. Qu’on me conduise à Orléans, qu’on me donne des gens d’armes, et je vous y montrerai des signes. Allons, il n’est besoin de tant de paroles ; ce n’est plus le temps de parler, mais d’agir ! »

On voit qu’elle prenait tous ces ergoteurs en pitié et qu’elle se moquait d’eux.

Les théologiens, tout étourdis de ces vives répliques, appelaient à leur aide tous les auteurs sacrés et profanes, et les saintes Écritures et les Pères : « Eh ! répondit-elle, il y a plus dans les livres de Dieu que dans les vôtres. »

Ces luttes entre le patriotisme ignorant et le docte préjugé durèrent près de quinze jours. Quelques seigneurs et théologiens étaient convaincus. On vit de vieux légistes du parlement sortir « en pleurant à chaudes larmes. » Ce fait est attesté par la déposition de la dame de Bouligni et de Gobert Thibaret (Procès, t. III, p. 73).

Le plus grand obstacle était vaincu : Jeanne inspirait de la confiance ; c’est ce qu’elle voulait. On lui donna une armure et des chevaux ; on lui constitua une maison comme à un véritable chef de guerre.

Orléans, dernier boulevard de la France, était assiégé ; les vivres manquaient et la place ne pouvait tarder à se rendre. Jeanne, secondée par Dunois, et surtout par le jeune duc d’Alençon, qui se montrait un de ses plus enthousiastes partisans, résolut de pénétrer dans la ville à la tête d’un convoi ; elle était au milieu de 200 lances, armée de toutes pièces, montée sur un beau cheval blanc et brandissant gracieusement sa blanche bannière.

Les historiens du temps disent que la jeune fille, au milieu de sa troupe « portoit le harnois aussi gentiment que si elle n’eût fait autre chose de sa vie. » L’entrée eut lieu vers six heures du soir ; toute la ville était en fête. Dès le lendemain matin, Jeanne voulait mener la garnison à l’assaut des bastides anglaises.

Tous les soldats étaient frappés et réjouis de sa présence. La Hire, le plus brave, mais aussi le plus grand vaurien de cette époque, qui avait contracté l’habitude de jurer et de renier Dieu tout le jour comme un vrai païen, s’était senti le plus frappé de l’exaltation religieuse et patriotique de Jeanne. Tout à coup il lui vint à l’idée d’aller à confesse, et l’on remarqua qu’en présence de l’héroïne il ne jurait plus que par son bâton. « J’en jure par mon martin ! » synonyme de bâton à Domremy, était le juron favori de la Pucelle.

Enfin Jeanne exécuta une sortie et attaqua vaillamment une forteresse des Anglais. Ceux-ci ne pouvaient en croire leurs yeux. Toutefois le courage leur revint au cœur. Jeanne voit un instant les Français mollir, hésiter ; elle quitte la contrescarpe, et se précipite dans le fossé, puis saisissant une échelle, elle y monte la première ; au même instant elle est frappée d’un trait d’arbalète au-dessus du sein entre le gorgerin et la cuirasse. Les Anglais accourent, croyant déjà la tenir ; elle se lève à demi et les écarte avec sa hachette.

Ici se place un épisode qui doit être considéré comme un des plus significatifs de la vie de Jeanne Darc.

Quelque temps auparavant, dans la grande salle du château de Chinon, quand le jeune dauphin ordonna aux nobles qui l’entouraient qu’on eût à obéir à la Pucelle comme à lui-même, quelques-uns firent la grimace ; l’un d’eux, le sire de Gamaches, plus incrédule encore que les autres, s’avança près du jeune roi, tira son épée et la brisa en s’écriant qu’il serait honteux de voir un gentilhomme comme lui obéir à une péronnelle de bas lieu ; puis, reprenant : « Je ne me rebifferai plus contre ; en temps et lieu, je ferai parler mon épée. J’y périrai peut-être, puisque le roi et mon honneur le veulent, mais désormais je défais ma bannière, et je ne suis plus qu’un simple écuyer. J’aime mieux avoir pour maître un noble homme qu’une petite fille venue on ne sait d’où. »

Depuis ce jour, le sire de Gamaches, tout en bataillant, avait les yeux constamment fixés sur Jeanne Darc : il l’étudiait. Quand il la vit blessée et tombée dans le fossé, il se précipita vers elle, écartant les assaillants à coups de hache, la sauva et l’aida à remonter sur l’autre bord ; là, le brave capitaine français, mettant un genou en terre, et lui offrant son propre cheval : « Allons ! dit-il, brave chevalière, acceptez ce don, plus de rancœur ; j’avais tort quand j’ai mal présumé de vous. Maintenant, je vous connais, et, à partir de cette heure, vous n’aurez pas de plus fidèle écuyer que moi. — Sans rancune ! répondit Jeanne ; jamais ne vis un chevalier mieux appris. »

On l’emporta hors de la mêlée ; on la débarrassa de ses armes ; la flèche sortait de près d’un demi-pied par derrière ; en se voyant si grièvement blessée, elle eut peur et se mit à pleurer : un peu de la femme reparaissait, mais ce ne fut qu’une lueur ; son grand cœur reprenant tout à coup le dessus, elle saisit vivement la flèche et l’arracha ; le sang sortit à gros bouillons. Quelques femmes qui se trouvaient alors autour d’elle poussaient de grands cris : « Rassurez-vous, leur dit Jeanne d’une voix vibrante, ce n’est pas du sang qui sort de cette plaie, c’est de la gloire !!! » Ce mot sublime est, dans l’espèce, toute une révélation, et il réduit à néant la croyance naïve que Jeanne aurait eue en la divinité de sa mission. Était-ce donc une hypocrite, que cette simple fille des champs ? Non, non ; tout moyen lui semblait bon pour sauver la France, et, en cela, la bergère de Vaucouleurs était de la famille des Moïse et des Numa.

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Nous ne suivrons pas l’héroïne dans toutes les péripéties du siège. Le 7 mai, il ne restait plus un seul Anglais au delà de la Loire.

Mais avant d’arriver à son procès, qui formera la partie essentielle de ce court résumé, n’oublions pas ce mot sublime de Jeanne, qui peint énergiquement le souffle patriotique dont son grand cœur était animé. Au premier assaut livré à la bastide anglaise de Saint-Loup, voisine de la porte de Bourgogne, elle se trouve en face de blessés que l’on rapportait en ville ; elle s’écrie en frémissant : « Jamais je n’ai vu sang de Français que les cheveux ne me dressassent à la tête ! »

Passons sur le sacre de Reims et le douloureux épisode de Compiègne, et arrivons directement à Rouen.

Nous allons maintenant assister à un spectacle inouï dans les annales des peuples, nous dirons même des peuples barbares ; spectacle monstrueux, où l’on voit, d’un côté, une héroïne, une vierge, une jeune fille, presque une enfant - Jeanne n’a pas encore vingt ans — qui a arraché son pays à la domination étrangère ; qui, seule, a fait plus que Spartacus, que Vercingétorix, que Witikind, qu’Abd-el-Kader, que Schamyl, en un mot, que tous les héros du patriotisme et du dévouement : elle a réussi ; et, de l’autre, des hommes, des magistrats, des évêques ; les Anglais, les Bourguignons, et, ce qui domine tout cela, la religion ! Parmi ces hommes, il en est qui ont blanchi cinquante ans sur des bouquins poudreux ; elle, la pauvrette, ne sait pas même signer son nom. Quel va être le dialogue entre cet ange charmant et ces démons hideux ?

« Savez-vous être en état de grâce ?

— C’est grand’chose de répondre à telle demande.

— Savez-vous être en état de grâce ? répète durement l’interrogateur.

— Si je n’y suis pas, Dieu m’y mette ! et si j’y suis, Dieu m’y maintienne ! (Et l’ange lève au ciel ses regards inspirés.)

— Est-ce Dieu qui vous a prescrit de prendre habit d’homme ?

— (Avec une sorte de dédain.) C’est petite chose que l’habit.

— Vous disiez que les pennonceaux faits à la ressemblance de votre étendard portaient bonheur.

— Je disais aux soldats français : Entrez hardiment dans les rangs des Anglais, et j’y entrais moi-même. »

Ici, le lecteur le plus incrédule — s’il en est encore — doit se demander si dans cette réponse il n’y a pas tout le secret de la mission et du triomphe de Jeanne.

Entre autres subtilités baroques, on lui demande si, quand il lui apparaissait, saint Michel était nu : « Pensez-vous donc, répondit-elle, que Notre-Seigneur ne soit pas assez riche pour le vêtir ? »

Il lui échappait aussi des traits d’esprit, Ayant convaincu un greffier d’erreur, elle lui dit en souriant : « Si vous vous trompez une autre fois, je vous tirerai les oreilles. »

« Les saintes vous parlaient-elles en anglais ?

— Comment parleraient-elles cette langue, puisqu’elles ne sont pas du parti des Anglais ?

— Quel signe avez-vous montré au roi pour lui prouver que vous veniez de la part de Dieu ?

— Allez le demander à lui-même si vous l’osez. »

On sait qu’il s’agit ici d’une confidence des plus délicates.

« Mais pourquoi votre étendard fut-il porté à l’église de Reims, au sacre, plutôt que ceux des autres capitaines ?

— Il avait été o la peine : c’était bien raison qu’il fût à l’honneur. »

Dans toutes ces réponses, il y a une logique, un a-propos, un sang-froid, même une ironie, que l’on ne saurait se lasser d’admirer.

« Dieu hait-il les Anglais ?

— D’amour ou haine que Dieu a pour les Anglais et ce qu’il fait de leurs âmes, je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est qu'ils seront mis hors de France, sauf ceux qui y périront. »

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— Iconog. On voyait dans l’église Saint-Paul, à Paris, vers 1436, une peinture sur verre représentant le portrait en pied de Jeanne Darc. Cet ouvrage est malheureusement perdu. Il produisit, dit-on, une si vive impression sur Charles VII que ce prince accorda divers privilèges à l’artiste qui en était l’auteur. Il existe divers autres portraits de Jeanne, exécutés par des contemporains, mais ils n’offrent pas grande ressemblance entre eux. Nous citerons dans le nombre une figure en pied publiée par M. Willemin, dans ses Monuments inédits (pl. 164), d’après une miniature. Deux autres miniatures, représentant, l’une Jeanne Darc à la bataille de Patay, l’autre Jeanne Darc combattant sous les murs de Paris, ont été publiées, la première, dans la Paléographie universelle de M. Silvestre (in folio, 1839), la seconde, dans le Musée des Familles (2e vol., p. 192).

En 1456, lorsque le procès de la Pucelle eut été revisé par ordre du pape Calixte III et qu’il fut permis de glorifier, en toute sûreté de conscience, la mémoire de l’héroïne, les dames d’Orléans se dépouillèrent à l’envi de leurs bijoux, épuisèrent leurs épargnes et parvinrent à réunir une somme considérable destinée à l’érection d’un monument en l’honneur de Jeanne. Ce monument, élevé sur le pont d’Orléans, se composait de quatre figures coulées en bronze. Au milieu était le Christ expirant sur la croix, au pied de laquelle se tenait la Vierge éplorée, Mater dolorosa. Des deux côtés, Charles VII et la Pucelle à genoux, la tête nue et les mains jointes, adoraient lo Rédempteur. Charles semblait reconnaître que toute puissance vient de Dieu, et Jeanne offrir son dévouement à celui qui s’est dévoué pour le salut des hommes. « C’est ainsi, dit M. de Buzonnière (Histoire architecturale de la ville d’Orléans), que nos ancêtres entendaient la statuaire : le symbolisme avant l’art, la pensée avant l’exécution. Ils se mettaient en contact direct avec les instincts populaires ; ils s’inquiétaient peu d’être admirés, pourvu qu’ils pussent émouvoir, et ils y réussissaient facilement, car ils éprouvaient les premiers les impressions qu’ils voulaient communiquer à la multitude. Il ne faut donc pas apprécier d’après les idées nouvelles les monuments du XVe siècle. Celui-ci renfermait un anachronisme absurde ou sublime, suivant le point de vue sous lequel on l’envisage. Les figures, artistiquement parlant, étaient isolées, roides et grossièrement exécutées ; qu’importe ? le peuple comprenait, il était ému ; il puisait dans ces images des enseignements utiles : le but principal était atteint. » Le monument élevé à Jeanne Darc, sur le pont qui avait été le théâtre des exploits de cette héroïne, est signalé comme un des premiers grands ouvrages qui aient été coulés en bronze. L’exécution des grandes pièces présentait alors des difficultés presque insurmontables, et l’on n’osait essayer de produire d’un seul jet des figures entières. Les membres furent faits de pièces rapportées et soudées au corps après coup. En 1567, le monument de Jeanne Darc fut brisé par les protestants. Quatre ans après, un fondeur Orléanais, Jean-Hector Lescot, dit Jacquinot, fut chargé de le restaurer. La ville lui fournit le métal nécessaire et lui donna pour prix de son travail 6,000 livres tournois. « L’artiste comprit mal sa mission, dit M. de Buzonnière ; il voulut innover et le fit sans goût et sans discernement. La statue de la Vierge, qui avait le plus souffert, devait être refondue en entier. Il lui vint à l’esprit de l’asseoir sur le calvaire et de poser le Christ sur ses genoux. Si la roideur du corps descendu de la croix se prêtait mal à cotte fantaisie, l’extension des bras s’y refusait absolument ; il les décolla et les plaqua contre le buste ; un tronc nouveau reçut les membres de la Pucelle sauvés de la destruction ; le roi, qui en avait été quitte pour quelques coups d’arquebuse, fut rapiécé le mieux possible ; le corps du Christ reçut aussi quelques replâtrages ; on suspendit aux bras de la croix une lance et une éponge ; on la surmonta d’une sorte de panier contenant de petits pélicans que leur mère nourrissait de son sang ; on plaça près de Charles VII un écusson aux armes royales, entouré du grand cordon de l’ordre de Saint-Michel, qui ne fut institué que par Louis XI, quarante ans après la levée du siège d’Orléans, et on refit dans le même goût divers ornements accessoires. » Dans ce nouveau monument, la Vierge, assise sur le calvaire et faisant face au spectateur, était vêtue d’une tunique et d’un manteau largement drapé ; un voile couvrait sa tête et descendait des deux côtés de son visage sur ses épaules. Elle avait les mains croisées sur la poitrine et regardait avec l’expression d’une profonde douleur le Christ étendu sur ses genoux. Celui-ci avait les cheveux longs et la barbe bifurquée ; la draperie obligée entourait sa ceinture, la couronne d’épines reposait à ses pieds et sa tête était entourée d’un nimbe rayonnant. Charles VII