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au xvuo siècle (Spinoza). L’exégèse d’Origène, comme celle de Celse, de Porphyre et de Julien, était l’expression d’un désaccord facile h comprendre entre la nouvelle religion et l’ancienne civilisation. Avec ce désaccord disparut toute critique de l’Ancien et du Nouveau Testament, lorsque le christianisme eut pleinement triomphé. • L’allégorie d’un Grigène, dit Strauss, comme la contradiction d’un Colse, relativement au christianisme, indiquait que le monde d’alors n’avait pas encore conformé convenablement sa vie à la nouvelle religion. Mais lorsque, l’empire romain ayant été christianisé et les grandes hérésies ayant été vaincues, le principe chrétien acquit une domination de plus en plus exclusive ; lorsque les écoles de la sagesse païenne se fermèrent et que les peuplades incultes de la Germanie se soumirent a l’instruction de . l’Église, alors le monde, durant les longs siècles du moyen âge, vécut satisfait du christianisme tant pour la forme que pour le fond, et toute trace disparut de ces conceptions interprétatives qui supposent une rupture entre la religion et la civilisation du peuple et du monde. La Réforme porta le premier coup a la prospérité de la croyance de l’Église ; elle fut le premier signe d’existence d’une culture intellectuelle qui, comme cela s’était vu jadis dans le paganisme et le judaïsme, avait désormais, au sein même du christianisme, assez de force et de consistance pour réagir contre le sol qui l’avait portée, c’est-à-dire contrôla religion reçue. Celte réaction, tournée d’abord seulement contre l’Église dominante, forma le drame noble, mais rapidement terminé, de la Réforme ; plus tard elle se dirigea vers les documents bibliques. »

« Il semblé, remarque M. Michel Nicolas, que la critique biblique aurait dû naître avec la Réforme. Il convenait à une forme religieuse qui prend la Bible pour seule règle de foi de s’en rendre au préalable un compte sévère. Il n’en.fut rien cependant. La critique historique que les premiers protestants appliquèrent aux légendes du moyen âge s’arrêta devant les écrits de l’Ancien et du Nouveau Testament. Les réformateurs admirent de confiance et sans* plus ample informé l’origine surnaturelle de la Bible, et la regardèrent, avec tous les théologiens de

leur temps, comme la parole de Dieu, expression vague et métaphorique, dont le sens leur parut cependant suffisamment clair, et qui d’ailleurs ne tarda pas a recevoir une signification concrète. Poussés par le besoin de donner la plus grande solidité possible à l’autorité scripturaire, la seule reçue dans les églises protestantes, et de distinguer plus nettement encore leurs croyances de celles de l’Église catholique, qui ne voyait dans la Bible que des livres écrits simplement avec l’assistance de l’Esprit saint, les théologiens protestants du xvn» siècle déclarèrent positivement que l’Écriture sainte était, à la lettre et dans un sens strict, la parole de Dieu, c’est-à-dire que les prophètes et les apôtres, tous les écrivains des livres saints en général, n’avaient été que les organes passifs de l’Esprit saint, qui avait lui-même parlé par leur bouche et écrit avec leurs mains. On ne s’arrêta pas dans cette voie. À la fin de ce siècle, il était généralement admis que l’Écriture sainte est pure de toute erreur, non pas seulement dans les choses religieuses, mais en toutes choses sans exception : en astronomie, en géographie, en histoire, en grammaire. Il fallait donc croire, sous peine d’être hétérodoxe et impie, que le véritable système du monde est enseigné dans la Bible, que les étymologies philologiques qu’on y trouve sont d’une parfaite exactitude, et qu’on n’y rencontre ni solécisme, ni barbarisme, ni aucune autre faute grammaticale. Tel était l’enseignement que les Calov et les Quenstedt donnaient à la fin du xvn*i siècle dans les universités allemandes. Il est vrai de dire pourtant que le principe du libre examen inhérent à la Réforme n’avait pas tardé a y faire naître des pensées plus éclairées. Les écoles de Saumur et de Sedan, en France, eurent de solides études d’hébreu. De ces écoles sortirent, dans la première moitié du xvne siècle, deux des hommes a qui la philologie hébraïque doit le plus de reconnaissance, Louis Cappel et Samuel Bochart. •

Les ouvrages de Bochart ont perdu pour nous l’intérêt qu’ils offraient à. 1 époque où ils parurent, parce que les questions qu’il attaqua supposaient des principes généraux de critique et de philologie qui n’étaient pas encore découverts. Mais on ne doit pas oublier qu’il posait, vers 1650, les bases de la science comparative des antiquités sémitiques. Cappel se borna presque aux questions de lettres et d’alphabet ; mais ces questions, comme le fait observer M. Renan, étaient capitales. Le premier, il réduisit les pointsvoyelles à leur juste valeur. L’histoire des alphabets qui ont servi à écrire la Bible fut tracée par lui avec une parfaite sagacité. Ces thèses, aujourd’hui élémentaires, soulevèrent des colères inouïes. Cappel fut traité de scélérat ; un théologien protestant appela sa ’ Crilica sacra la trompette de l’athéisme, allteismi bitecina, Alcorani fulcimeutum, publica (lamina abolendum. Continuant malgré les anatlièmes ses recherches excellentes, Cappel posa des principes féconds sur la comparaison du texte hébreu et des versions, sur le choix des variantes, sur la valeur de la lecture niassorétique.

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On peut s’étonner que ni Strauss ni M. Michel Nicolas ne comptent Spinoza parmi les fondateurs de l’exégèse moderne. Il n’est pas douteux ’cependant que le Traité théoloaieopolitigue n’ait préludé aux travaux critiques des écoles allemandes ilu xixe siècle. • Spinoza, dit très-bien M. Fontanès, est le premier qui ait pratiqué ces essais de paléontologie littéraire qui ont amené des révolutions inattendues et décisives. Affranchi du prestige de la tradition, il avait sollicité, par une observation patiente et minutieuse, le témoignage des livres eux-mêmes, et il n’avait pas tardé à relever une foule d’indices qui trahissaient une origine et une composition bien plus récentes que ne l’enseignait l’Église ou la Synagogue. C’est lui qui, le premier, a révélé les impossibilités ridicules qui s’opposent à l’authenticité du Pentateuque et forcent à chercher un autre rédacteur que Moïse. Dans un siècle qui considérait la Bible comme tombée du ciel (epistola e cœlo missa), il sut poser les principes d’une saine exégèse et replacer les livres au milieu des circonstances historiques qui avaient présidé à leur formation. Sans doute il n’appliqua pas sa méthode avec une rigueur inattaquable, il ne fit pas toujours preuve d’un grand tact historique, défaut qu’il partage avec son siècle, mais il eut l’honneur de frayer une voie nouvelle aux études bibliques et de les affranchir de ce joug écrasant d’un canon divin et infaillible. Il dévoile l’illusion de cette prétention et rappelle que la collection des livres avait été formée par les soins d’individus ou d’assemblées qu’on ne connaissait pas, et qui n’avaient point été protégés ou dirigés par une inspiration spéciale. »

Examinons quels principes d’exégèse Spinoza appliquait à l’Écriture. ■ On s imagine, dit-il, que la sainte Écriture cache de profonds mystères ; et, sur ce fondement, on néglige ses plus utiles enseignements pour se fatiguer a la poursuite d’absurdes chimères. Ce qu’enfante l’imagination en délire dans cette recherche insensée, on ne manque pas de l’attribuer au Saint-Esprit, et partant de s’y attacher avec une énergie et un emportement incroyables. La nature humaine est ainsi faite : ce qu’elle conçoit par le pur entendement, elle ne l’embrasse que d’une conviction sage et raisonnable ; mais les opinions qui naissent en elle du mouvementdes passions lui inspirent une conviction ardente et passionnée comme la source d’où elles émanent. ■ La méthode qu’il convient d’employer pour interpréter sûrement la Bible doit être, selon Spinoza, en tout conforme à celle qui sert à interpréter la nature. Quel est, en effet, l’esprit de la méthode d’interprétation de la nature î Elle consiste à tracer avant tout une histoire fidèle de ses phénomènes, pour aboutir ensuite, en partant de ces données certaines, à d’exactes définitions des choses naturelles. Or c’est exactement le même procédé qui convient à l’Écriture. Il faut premièrement en faire une histoire fidèle, et se former ainsi un fond de données et de principes bien assurés d’où l’on déduise plus tard la vraie pensée des auteurs de l’Écriture par une suite de conséquences légitimes. Pour connaître ce qui est contenu dans l’Écriture, il ne faut que consulter l’Écriture elle-même ; de même que, pour connaître la nature, c’est la nature seule qu’il faut interroger. Règle générale : on ne doit attribuer à l’Écriture aucune doctrine qui ne ressorte avec évidence de son histoire.

Mais comment doit se faire l’histoire de l’Écriture ? Elle doit premièrement, répond Spinoza, expliquer la nature et les propriétés de la langue dans laquelle les livres saints ont été écrits et qui a été parlée par leurs auteurs. « À cette condition seule on pourra découvrir tous les sens que chaque passage peut admettre d’après les habitudes du langage ordinaire. Or, comme tous les écrivains tant de l’Ancien Testament que du Nouveau sont juifs, il s’ensuit que l’histoire de la langue hébraïque est nécessaire avant toute autre, non-seulement pour l’intelligence des livresde l’Ancien Testament qui ont été écrits dans cette langue, mais même pour celle du Nouveau, par la raison que les livres de l’Évangile, bien qu’ils aient été répandus dans d autres langues, n’en sont pas moins pleins d’hébraïsmes. » L’histoire de l’Écriture doit, en second lieu, recueillir les sentences de chaque livre, et les réduire à un certain nombre de chefs principaux, afin qu’on puisse voir d’un seul coup d’œil la doctrine de I Écriture sur chaque matière. Il faut aussi noter avec soin les pensées obscures et ambiguës qui s’y rencontrent, et celles qui semblent se contredire l’une l’autre. « On distinguera une pensée obscure d’une pensée claire, suivant que le sens en sera difficile ou aisé pour la raison, d’après le texte même du discours ; car il ne s agit que du sens des paroles sacrées, et point du tout de leur vérité. Et ce qu’il y a de plus à craindre en cherchant à comprendre l’Écriture, c’est de substituer au sens véritable un raisonnement de notre esprit, sans parler des préjugés qui sans cesse nous préoccupent. De cette façon, en effet, au lieu de se réduire au rôle d’interprète, on ne fait plus que raisonner suivant les principes de la raison naturelle ; et l’on confond le sens vrai d’un passage avec la vérité intrinsèque de la pensée que ce passage exprime, deux choses parfaitement différentes. Il ne faut donc demander l’explication de

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l’Écriture qu’aux usages de la langue ou à des raisonnements fondés sur l’Écriture elle-même. »

La troisième condition que doit remplir l’histoire de l’Écriture, c’est de nous faire connaître les diverses fortunes qu’ont pu subir les livres des prophètes dont la mémoire s’est conservéejusqu’ànous ; la vie, les études de l’auteur de chaque livre ; en que ! temps, à quelle occasion, pour qui, dans quelle langue il a composé ses écrits. Cela ne suffit pas ; il faut nous raconter la fortune de chaque livre en particulier, nousdirede quelle façon il a été d’abord accueilli, et en quelles mains il est successivement tombé, les leçons diverses qu’on y a vues, qui l’a fait mettre au rang des livres sacrés, comment enfin tous ces ouvrages ont été rassemblés en un seul corps. «Pour distinguer, en effet, les pensées qui ont le caractère d’une loi de celles qui renferment simplement un enseignement moral, il est nécessaire de connaître la vie, les mœurs et les études de l’écrivain sacré. Ajoutez qu’il est d’autant plus facile d’interpréter les paroles d’un auteur que l’on connaît mieux son tour d’esprit et son caractère. De même, pour ne pas confondre les préceptes éternels de la loi de Dieu avec ceux qui n ont rapport qu’à un certain temps et à un petit nombre d’hommes, il importe de ne point ignorer à quelle occasion, en quel temps, par quelle nation et à quelle époque ces préceptes ont été écrits. C’est enfin une chose indispensable de remplir toutes les autres conditions que nous avons indiquées, non-seulement pour établir l’authenticité de chaque livre, mais pour savoir si des mains adultères n’en ont pas altéré le texte, si des erreurs ne s’y sont point glissées, si les corrections convenables ont été faites par des hommes capables et dignes de foi. »

L’application de cette méthode « ne demande aucune autre lumière que celle de la raison naturelle, dont la fonction et la puissance consistent surtout, comme on sait, * conduire l’esprit, par des conséquences légitimes, de ce qui est connu ou donné comme tel à ce qui est obscur et inconnu. > Les difficultés qu’elle rencontre tiennent à la nature et à la constitution de la langue hébraïque, et à l’impossibilité d’acquérir aujourd’hui une parfaite connaissance de cette langue. Spinoza signale très-judicieusement ces difficultés et montre fort bien que les problèmes d’exégèse se ramènent à- des problèmes de linguistique. ■ Les anciens grammairiens hébreux, dit-il, ne nous ont rien laissé sur les fondements de la langue hébraïque et sur sa théorie. La nation juive a perdu toute sa gloire et tout son éclat ; et faut-il s’en étonner, après les malheurs et les persécutions qu’elle a soufferts ? À peine a-t-elle conservé quelques débris de sa langue, quelques monuments de sa littérature ; la plupart des noms, ceux des fruits, des oiseaux, des poissons ont péri par l’injure du temps ; la signification d’une foule de mots et de verbes que l’on rencontre dans la Bible est ignorée ou livrée à la controverse. Mais ce n’est pas tout encore, la syntaxe de cette langue n’existe plus, et la plupart des termes et des locutions propres à la nation hébraïque n’ont pu résister à l’action "dévorante du temps, qui les a effacés de la mémoire des hommes. On conçoit donc qu’il ne nous sera pas toujours possible de trouver, comme nous le voudrions, tous les sens que chaque passage a pu recevoir des habitudes de la langue, et qu’il devra se rencontrer beaucoup d’endroits dont le sens paraîtra fort obscur et presque inintelligible, bien qu’ils soient composés de termes très-connus. Ajoutez a ce défaut d’une histoire complète de la langue hébraïque les difficultés qui naissent de la constitution et de la nature même de cette langue. Elles sont si grandes, et les ambiguïtés reviennent I si souvent, qu’une méthode capable de donner

! le vrai sens de tous les passages de l’Écriture

est quelque chose d’absolument impossible. On s en convaincra si l’on veut remarquer qu’outre les causes d’ambiguïté communes à toutes les langues, il en est qui sont particulières à la langue hébraïque et d’où sortent une infinité d’équivoques inévitables... Voici une source d’ambiguïtés multipliées : les verbes en hébreu n’ont, à l’indicatif, ni présent, ni prétérit imparfait, ni plus-que-parfait, ni futur parfait, ni les autres temps les plus usités dans les autres langues ; à l’impératif et à l’infinitif, ils n’ont d’autres temps que le présent ; au subjonctif enfin, ils n’en ont point du tout. Or, bien qu’il soit aisé de réparer ce défaut de temps et de modes selon des règles certaines tirées des principes de la langue, et que l’élégance même y trouve son compte, il n’en est pas moins vrai que les plus anciens écrivains ont négligé totalement ces règles, mettant sans distillation le futur pour le présent et pour le prétérit, et réciproquement le prétérit pour le futur, se servant de l’indicatif pour 1 impératif et pour le subjonctif, donnant enfin naissance à une foule d’amphibolog’les. Outre cette cause d’ambiguïté, j’en dois citer deux autres qui sont encore de plus grande conséquence : la première, c’est que l’hébreu n’a pas de voyelles ; la seconde, c’est qu’il ne fournit aucun signe pour séparer les phrases et prononcer les mots. Je sais bien qu’on a remplacé tout cela dans la Bible

; par des points et des accents ; mais nous ne
! pouvons nous y fier, sachant bien qu’ils ont

été imaginés et introduits par des hommes

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d’un temps postérieur, dont l’autorité ne doit avoir aucune valeur k nos yeux. Quant aux anciens Hébreux, il est parfaitement certain, par une foule de témoignages, qu’ils écrivaient sans points (je veux dire sans voyelles et sans accents), de sorte que les interprètes venus plus tard les ont ajoutés au texte, suivant la manière dont ils l’entendaient : d’où il suit qu’il n’y faut voir autre chose que leurs sentiments particuliers, et ne pas accorder à ces signes arbitraires plus d’autorité qu’aune explication proprement dite. »

Après avoir exposé sa méthode d’exégèse, Spinoza examine les opinions de ceux qui la combattent. La première qui se présente consiste à prétendre que l’interprétation de l’Écriture surpasse la portée de la raison naturelle, et qu’une lumière surnaturelle est absolument nécessaire pour comprendre les livres saints. Qu’entendent-ils par cette lumière surnaturelle ? « C’est un point, dit-il, dont je leur laisse l’explication. Quant à moi, je n’y vois autre chose que cet aveu, déguisé, il est vrai, sous des termes obscurs, qu’ils ont les mêmes doutes que nous sur un grand nombre de passages de l’Écriture. Que l’on examine, en effet, d’un œil attentif les explications qu’ils nous donnent ; bien loin d’y trouver un caractère surnaturel, on n’y verra que de simples conjectures. ! La difficulté d’entendre les livres saints ne provient pas de la faiblesse do la raison, mais de la paresse de ceux qui ont négligé de nous transmettre, quand la chose était possible et facile, une histoire fidèle de l’Écriture. D’ailleurs ceux qui nous parlent de cette lumière surnaturelle la considèrent évidemment comme un don divin qui n’est accordé qu’aux fidèles. Or ce n’est pas aux seuls fidèles que les prophètes et les apôtres étaient habitués à s adresser, mais plus particulièrement aux infidèles et aux méchants

qui, à ce compte, eussent été incapables de comprendre les paroles des apôtres et des prophètes.

Maimonide a adopté une opinion bien différente. Il a cru qu’il n’y a point de passage dans l’Écriture qui n’admette plusieurs sens divers et même plusieurs sens contraires ; et s’il se trouve que le sens littéral, quoique parfaitement clair en soi, choque la raison, il est d’avis qu’on le doit abandonner pour en. chercher un autre. Une telle opinion conduit à enlever toute autorité réelle à l’Écriture ; « car, dit Spinoza, le vulgaire, qui ne sait ce que c’est qu’une démonstration ou n’a pas le temps de s’y appliquer, ne pourrait connaître l’Écriture sainte que sur l’autorité et le témoignage des philosophes, et, à ce compte, il faudrait les supposer infaillibles. Voici donc une autorité fort nouvelle dans l’Église, une nouvelle espèce de prêtres et de pontifes... On dira que notre méthode exige, elle aussi, une connaissance que le vulgaire ne peut acquérir, celle de l’hébreu ; mais cette objection ne nous atteint réellement pas ; car la masse des Juifs et des gentils, à qui s’adressaient autrefois, dans Tours prédications et dans leurs écrits, les prophètes et les apôtres, entendait parfaitement leur langue, et par conséquent pouvait entendre leur pensée ; au lieu qu’elle était incapable de saisir la raison des choses qu’on lui enseignait, ce qui était pourtant, suivant Maimonide, une condition nécessaire pour les comprendre. ■

Viennent en dernier lieu l’interprétation fondée sur la tradition des pharisiens et celle qui s’appuie sur l’autorité des pontifes de Rome. La tradition des pharisiens doit, selon Spinoza, être rejetée parce qu’elle n’est pas d accord avec elle-même, parce que les plus anciennes sectes juives ne l’ont jamais reconnue, parce que, «si l’on regarde k la suite des années, telle que les pharisiens l’ont recueillie de leurs rabbins, et par laquelle ils font remonter leurs traditions jusqu’à Moïse, on la trouve entièrement fausse. • Il est vrai que, dans la méthode naturelle d’interprétation que préconise le philosophe, on est forcé de supposer quelque tradition des Juifs commo incorruptible, savoir la signification des mots de la langue hébraïque qui nousontétô transmis par eux ; mais cela n’oblige d’admettre aucune autre tradition. « S’il arrive souvent qu’on altère le sens d’un discours, il ne peut en être habituellement de même pour la signification d’un mot. Ici, en effet, on rencontrerait des difficultés insurmontables, puisqu’il faudrait interpréter tous les auteurs qui ont écrit dans la même langue et se sont servis du même mot dans son sens usuel ; il faudrait, dis-je, interpréter chacun de ces auteurs conformément à son génie et a ses sentiments particuliers, ou bien altérer complètement sa pensée avec une adresse et des précautions infinies. D’ailleurs le vulgaire et les doctes n’ont qu’une même langue, au lieu que ceux-ci sont seuls dépositaires du sens d’un-discours et des livres ; ce qui fait bien comprendre que les savants aient pu aisément altérer ou corrompre le sens d un livre très-rare qu’ils avaient seuls entre les mains, tandis qu’ils n’ont jamais pu changer la signification des mots. Ajoutez a cela que si quelqu’un voulait altérer le sens d’un mot pour lui donner un nouveau sens, il aurait bien de la peine à s’y astreindre chaque fois qu’il aurait besoin de ce mot, soit en parlant, soit en écrivant. Concluons donc, par toutes ces raisons et une foule d’autres semblables, qu’il n’est jamais venu dans l’esprit de personne de corrompre une langue, mais qu’il a pu souvent arriver qu’on ait altéré la pensée

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