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neux dans les ténèbres du moyen âge ; et si nous lui avons assigné le premier rang, c’est qu’elle le méritait par la priorité de date comme par l’éclat de ses destinées. Ses petites républiques, ou plutôt ses grandes communes, avaient appris aux peuples à se passer de la tutelle aussi onéreuse que dangereuse des chefs d’empire. Le réveil sonné par le tocsin de Milan avait été entendu partout. Les beffrois d’Ypres, de Bruges, de Gand y répondirent les premiers. Et quand les révolutions du monde moral projetaient déjà leur ombre sur la contrée privilégiée qui deux fois fut le centre du monde et peut le redevenir encore, d’autres astres se maintenaient à l’horizon.

Les Flandres ont été appelées l’Italie du Nord : rapprochement plus ingénieux que vrai. Entre les puissantes communautés des rives du Pô et de celles de l’Escaut, toutes filles du commerce et de l’industrie, il existe sans doute plus d’une analogie facile à saisir. Mais les populations diffèrent essentiellement par le caractère. Ici la mobilité, là une opiniâtreté poussée jusqu’à la folie. Ici la ruse et l’intrigue, là une brutale franchise qui déconcerte toutes les menées de la diplomatie. À Florence, les ciompi ne se battent pas. À Gand, les blancs chaperons se font tuer jusqu’au dernier. L’Italie enfin, prise dans ses propres filets, se laisse enchaîner par une foule de tyranneaux méprisables, et ne saurait même nommer le champ de bataille où tombèrent ses derniers défenseurs. En Flandre une cité, une cité seule, abandonnée de ses sœurs, résiste à l’une des grandes puissances de l’époque, livre à son dernier jour un combat désespéré, jonche la terre de 40,000 cadavres, et mérite en tombant le respect et l’admiration du vainqueur.

L’origine des communes flamandes, comme l’histoire de la Flandre elle-même jusqu’au XIIe siècle, est enveloppée d’une grande obscurité. L’incendie des archives de Gand (1178), et de celles de Bruges (1280), a dû priver la science historique d’une foule de documents précieux. L’opinion la plus probable, c’est que la création de la plupart des villes, comme lieux de refuge fortifiés, fut due aux incursions des Normands (IXe et Xe siècles). Et c’est ce qui explique comment elles furent peuplées de bonne heure de personnes éminemment libres et possédant des biens-fonds dans les campagnes. Sous la dynastie des Baudouin, ses premiers comtes (860-1127), la Flandre avait déjà pris un accroissement remarquable. La tradition a conservé le souvenir d’un temps heureux où personne ne fermait ses portes et où chacun laissait aux champs en toute sécurité ses instruments aratoires. Elle a également consacré la mémoire de Baudouin à la Hache, ce terrible justicier qui faisait pendre les nobles pour avoir pillé les marchands, et qui, à Bruges, fit jeter tout armé dans l’eau bouillante un chevalier coupable d’avoir dépouillé une pauvre femme. Mais les communes n’apparaissent sur la scène politique qu’en 1127, à la mort de Charles le Bon. Notons en passant que cet autre Baudouin fut assassiné à l’église par ses vassaux et vengé par le peuple. On est en droit d’en conclure que la première dynastie des comtes de Flandre avait été populaire comme le fut la seconde pendant deux cents ans. À cette même date commence aussi la très-fâcheuse intervention de la France dans les affaires de la Flandre. Le comté est vacant : nombreux prétendants. Le suzerain du pays, Louis le Gros, roi de France, l’adjuge à son allié, Guillaume Courteheuse, duc de Normandie, lequel y descend comme un brigand dans un pays conquis. Gand, Lille et Saint-Omer s’insurgent, et Guillaume est chassé. Dans l’exposé des griefs du peuple, on remarque déjà le mâle et fier langage des bourgeois du XIVe siècle. « Si vous pouvez conserver le comté sans déshonneur pour le pays, nous voulons que vous le conserviez ; mais s’il en est autrement, si vous n’avez ni foi ni loi, quittez le comté et laissez-nous le confier à quelque homme capable de l’occuper. »

En 1128, à l’arrivée de leur nouveau comte, Thierry d’Alsace, s’ouvre pour les villes de Flandre une ère de progrès qui, en deux cents ans d’une paix à peine interrompue par une seconde intervention française, les élève au rang des premières puissances politiques de l’Europe ; prospérité sans exemple dans les fastes de cette époque et due à deux causes principales : le travail et la liberté d’une part, et de l’autre un gouvernement intelligent. Le travail y est organisé en corporations dont les sages règlements forment la principale législation du pays. Tisserands, fabricants de draps, foulons, teinturiers, marchands en gros, commissionnaires et détaillants, tanneurs, bateliers, poissonniers, bouchers, brasseurs, etc., tous ont leurs chartes, leurs chefs élus, leur bannière, leur police, et, dans une longue pratique de la vie corporative, ils acquièrent cette précieuse solidarité d’honneur qui est la religion du commerce et qui leur ouvre tous les marchés du monde. Jamais aussi princes ne prirent à cœur plus que les comtes de Flandre les intérêts de leurs peuples. Pendant que leurs voisins s’épuisent en fêtes somptueuses ou en guerres désastreuses, Thierry d’Alsace et son fils Philippe, surnommé le premier législateur des Flandres, publient des keures (chartes municipales), rendent la justice en personne, creusent des canaux, multiplient les ordonnances sur l’industrie, sur la batellerie, sur les tonlieux (péages) et font des traités de commerce avec les rois d’Angleterre, avec les archevêques de Cologne pour la navigation du Rhin et avec les villes hanséatiques. Philippe d’Alsace fut le Colbert du XIIIe siècle, et il méritait assurément l’honneur de devenir le tuteur de notre Philippe-Auguste, ce sage administrateur qui, en trente-quatre années d’un règne pacifique (1157-1191), fit de Damme, de Bruges, d’Ypres et de Gand l’entrepôt des richesses de l’Europe occidentale.

Les villes de Flandre, anciennes et nouvelles, datent du règne de Philippe d’Alsace leurs constitutions écrites (Ypres, 1174 ; Orchies, 1175 ; Gand, 1176 ; Audenarde, 1177 ; Damme, 1180 ; Bruges, Alert et Courtray, 1190) ; mais les franchises et les libertés dès villes remontent bien au delà de cette époque, et les chartes régulatrices ne font que confirmer un état préexistant. L’ancienne capitale du pays, la vieille cité des Atrébates, centre d’un grand commerce de tissus de laines et tribunal d’appel supérieur jusqu’à la réunion à la France de la Flandre wallone, Arras, municipe célèbre, n’avait jamais eu de charte ; et il est certain que Gand se gouvernait déjà par des échevins en l’an 1164. Nous notons cette date sinistre comme celle du premier soulèvement des classes inférieures contre l’administration municipale.

Avec le temps et à la suite de troubles nés de l’antagonisme des classes, les keures subirent de nombreuses modifications. Là comme en Italie l’activité prodigieuse de l’industrie avait entraîné dans son tourbillon une partie de la noblesse, et les frelons s’étaient enrôlés dans la ruche : première source de discorde. Puis on s’était divisé en grands et petits métiers, les uns éligibles, les autres exclus : autre distinction pleine de périls pour l’ordre public. Mais sans parler des XXXIX Gand et d’autres institutions éphémères, voici quelle fut la base de l’ordre politique dans les Flandres pendant tout le cours du moyen âge.

Simple vassal du roi de France et pair du royaume, mais souverain dans son pays, le comte de Flandre exerçait par indivis avec les communes tous les pouvoirs, législatif, exécutif, judiciaire et militaire. De là deux ordres de fonctionnaires distincts : d’un côté, les châtelains, écoutètes, baillis, maïeurs et autres officiers du comte ; de l’autre, les échevins, conseillers et trésoriers des villes, avec leur cortège de pensionnaires, de messagers et d’autres agents subalternes.

Les échevins représentaient la personne civile de la commune, en administraient la fortune et y rendaient la justice de concert avec les baillis. Avec le titre sonore de grands échevins de Flandre, les mandataires des cinq villes principales (Gand, Bruges, Ypres, Lille et Douai) siégeaient à la cour suprême féodale (cour des barons, cour de Flandre) à côté des fils du comte, des barons de premier rang et des grands officiers de la couronne. Administration sans contrôle, justice, force armée, droit d’alliances, de paix et de guerre, honneurs, dignités, pouvoirs, tout était prodigué à de simples bourgeois. Mais l’échevinage était un privilège. N’y étaient admis dans le principe ni les artisans ni les commerçants ; et comme l’aristocratie bourgeoise se perpétuait au pouvoir par le droit qu’avaient les échevins sortants de choisir leurs successeurs, il en résulta de graves abus dont Jacques d’Artevelde prévint le retour par une organisation nouvelle. À Gand, sous sa dictature, les habitants furent répartis en trois catégories : 1° les rentiers, 2° le grand métier des tisserands, 3° les cinquante-deux petits métiers, tous fournissant à la ville des échevins et des conseillers. Et ce règlement se trouva si sage que les comtes l’adoptèrent et le maintinrent, en le modifiant à peine, jusqu’au temps de Charles-Quint, qui l’abolit définitivement.

Vers la fin du XIIIe siècle, après le règne heureux de Marguerite de Constantinople, qui avait affranchi tous ses serfs, décrété la liberté d’enseignement, régularisé les monnaies, créé l’unité de poids et mesures et combiné un tarif de douanes dont la sagesse n’a pas été surpassée de nos jours, il n’était bruit en Europe que de la richesse des Flandres. Leurs échevins traitaient d’égal à égal avec les comtes de Hollande, avec les rois d’Angleterre. On recherchait leur alliance ; on les choisissait pour arbitres ; on invoquait leur garantie pour l’exécution des traités internationaux. C’est alors qu’une reine de France, humiliée par le luxe des dames de Bruges, s’écriait dans son dépit : « Je me croyais seule reine ici, et j’en trouve plus de six cents ! » — « Une telle opulence, jointe à une certaine hauteur de manières malséantes, dit Froissart, à vils roturiers, alluma la convoitise de la chevalerie française, aussi orgueilleuse que besoigneuse. » Philippe-Auguste avait déjà morcelé les Flandres. Philippe le Bel en rêva la conquête. La fortune semblait l’y convier ; par suite d’alliances de famille, le comté allait échoir à des princes français. Ici, avec la troisième intervention de ses puissants voisins, commence pour ce beau et riche pays la période de guerres terribles, funestes aux uns comme aux autres, où s’illustrèrent les Koninck, les Breydel, les d’Artevelde, les Hyons, les Ackermann, et qui se termina, à l’avènement de la maison d’Autriche, par l’anéantissement des libertés municipales.

Quand on jette les yeux sur la contrée qui fait face à l’Angleterre, et qui n’est séparée de la France que par une frontière imaginaire ; quand on voit naître entre les deux peuples qui, avec des génies différents, représentent les deux faces de la civilisation moderne, ces luttes de suprématie qui commencent à Crécy pour finir, après cinq cents ans, à deux pas de là, à Waterloo ; lorsque, enfin, on réfléchit que dans ces plaines déjà arrosées de tant de sang peuvent encore se jouer les destinées du monde, il y a lieu de s’étonner et de gémir de la folie qui semble avoir présidé dans les conseils de la cour de France depuis Philippe le Bel jusqu’à la Révolution. La Flandre étant un grand atelier de travail, le bon sens le plus vulgaire conseillait à nos rois d’ouvrir à ses produits, par des traités de commerce, le marché français. Les classes y étant divisées comme ailleurs par les inégalités de rang et de fortune, la sagesse commandait de s’abstenir de toute intervention dans leurs démêlés afin de se réserver le rôle de médiateur ; et fallût-il prendre parti, mieux valait se prononcer pour les communes laborieuses, riches et puissantes, qui contenaient en germe l’avenir des sociétés modernes, que pour une chevalerie errante et fainéante en qui s’éteignait la vitalité d’une société déchue. En plaçant les villes de Flandre sous la dépendance des princes de la fleur de lis, la fortune semblait convier nos rois à ce beau rôle d’arbitre qui, habilement exercé, se fût bien vite changé en celui de souverain. Tout au rebours et par une aberration étrange, les mêmes rois qui, dans leur pays, ont favorisé l’insurrection des communes contre la féodalité, déploient l’oriflamme contre les communes flamandes et les rejettent dans les bras de leur mortel ennemi où les attirait déjà le besoin de laines anglaises pour leur fabrication de draps. Et cette politique insensée des Valois a été si bien suivie par leurs successeurs, que la réunion de la Flandre à la France n’a jamais été que temporaire et présente aujourd’hui plus de difficultés que jamais.

Avec Marguerite de Constantinople (1280) s’était close en Flandre la série des comtes habiles et populaires. Avare et cupide, Guy de Dampierre qui lui succède ne songe qu’à tirer de l’argent de ses trop riches communes dont les libertés l’importunent. À son instigation, Philippe le Hardi, son suzerain, s’ingère d’ordonner aux échevins des communes de rendre leurs comptes aux officiers du prince. C’était se créer très-gratuitement des ennemis. À cette violation de leurs privilèges, Ypres, Bruges et Gand se soulèvent, et cette première sédition s’apaise par des concessions mutuelles. Mais, peu d’années après, Philippe le Bel reprend pour son compte une querelle intéressée, démasque ses projets, fait arrêter le comte Guy par trahison, confisque ses provinces et y lance ses armées. L’aristocratie des villes lui en ouvre les portes. À Gand, les leliaerts (gens du lis) sèment le trouble à son profit. À Bruges, la noblesse unie à la haute bourgeoisie l’accueille avec des fêtes somptueuses. Mais les petits métiers, qui n’ignorent pas les misères des basses classes en France, s’indignent de la lâcheté ou de la connivence des grands. Soulèvement général. Deux hommes de cœur, Pierre de Koninck et Jean Breydel, un noble et un tisserand, dirigent le mouvement. En une seule nuit tous les Français sont massacrés ; ce sont les Vêpres de Bruges (1301). Alors la guerre déchaîne toutes ses fureurs. On rit de la folie de ces porteurs de maillets qui osent se mesurer avec des chevaliers bardés de fer. On riait aussi dans le même temps de l’imprudence de ces pauvres pâtres suisses demi-nus, Furst et Melchtal, qui provoquaient le courroux de l’archiduc d’Autriche. Les deux armées se rencontrèrent sous les murs de Courtrai (1302). D’un côté, 10,000 lances ; de l’autre, 50,000 fantassins et… 10 chevaliers ! La noblesse française s’entasse dans des fossés fangeux et se fait assommer par les massues pointues des tisserands. 20,000 hommes y périssent. On ramassa au boisseau, comme à Cannes, les éperons dorés. Deux ans après, Philippe le Bel prend sa revanche à Mons-en-Puelle. Vainqueur à son tour, il propose un traité onéreux pour le pays. Le comte accepte, mais les villes refusent, et les villes sont les plus fortes. La réunion des Flandres à la couronne est manquée, manquée pour jamais, et, pour le malheur du pays, il s’y est créé deux partis irréconciliables, l’aristocratie qui a trahi sa patrie, et le peuple qui l’a sauvée.

À dater de ce moment, les hautes classes, qui possèdent encore le gouvernement, perdent peu à peu leur prépondérance. Tel est le résultat infaillible des positions fausses. Entre leurs comtes qu’elles détestent parce qu’ils les pressurent, et les bas métiers qu’elles redoutent, parce que la sédition y fermente, elles flottent, hésitent, vont et viennent du roi de France au roi d’Angleterre, lancent le peuple à la défense des privilèges menacés, le retiennent quand il dépasse le but, et sont toujours prêtes à l’abandonner pour faire leur paix à part. Il y parut à la bataille de Cassel (1326), où se déployèrent seules les bannières des petits métiers. Les tisserands, cette fois, furent écrasés, et l’aristocratie n’en prit pas le deuil.

Alors se leva un de ces hommes au coup d’œil d’aigle, au bras de fer et au cœur d’airain, qui, dans les situations confuses, se trouvent toujours comme à point pour en dégager le vrai, le possible, et précipiter la solution. Bien qu’enrôlé dans la corporation des brasseurs, Jacques d’Artevelde, noble de naissance, n’exerçait aucune profession. Ses instincts, ses goûts, son éducation le portaient à la cour du prince Louis de Nevers. Son patriotisme le fit descendre sur la place publique. Il vit clairement que, malgré le lien de vassalité qui rattachait la Flandre à la France, la constitution intime des deux pays différait trop dans son essence pour promettre une paix durable. D’ailleurs, disait-il, sans le roi d’Angleterre, on ne pouvait vivre ; car toute Flandre est fondée sur draperie, et sans laines on ne pouvait draper. Le comte et ses officiers sont chassés. Jacques d’Artevelde saisit hardiment le pouvoir, réforme la constitution, introduit dans la municipalité les petits métiers et gouverna le pays pendant sept ans avec une fermeté digne d’éloge. « Il n’y eut oncques, dit Froissart, en aucun pays, duc, comte, prince qui put avoir un peuple si à sa volonté comme celui-ci l’eust longuement. » Jacques d’Artevelde eut le sort de tous les grands révolutionnaires, et, presque à la même époque où Étienne Marcel tombait à Paris, victime d’une réaction populaire, le Marcel des Gantois mourait assassiné dans une sédition.

Vers la fin du XIVe siècle (1380), au moment où l’Europe, déchirée par un schisme religieux, n’est gouvernée que par des princes ineptes ou insensés, la Flandre, par ses richesses comme par ses libertés, tient toujours la tête de la civilisation. Ses quatre grandes communes, Gand, Ypres, Bruges et Le Franc (campagne de Bruges), ne reconnaissent guère d’autre souverain que Dieu. Heureuses si elles ne se divisent pas ! Mais ce n’est pas un prince comme Louis de Male, orgueilleux et prodigue, parjure et cruel, qui maintiendra l’ordre dans ses États. Tout d’abord il désunit Bruges et Gand à propos d’un canal qui, en déversant dans la Verze les eaux de la Lys, prive cette dernière ville de sa navigation. À bout de vexations, ses sujets se révoltent. À leurs suppliques, il répond par des supplices. Un riche bourgeois de Gand, Jean Hyons, organise pour la résistance la confrérie des blancs chaperons. Après deux ans d’une guerre sans nom, la ville de Gand, délaissée des autres, est bloquée par une armée formidable. La famine y sévit. Trente mille personnes y périssent de faim. La haute bourgeoisie veut se rendre. Les métiers s’y opposent. Dans sa détresse, le peuple invoque le grand nom dont l’ombre semble régner encore. De bourgeois paisible qu’il était, Philippe d’Artevelde, fils du célèbre Jacques, est devenu, non sans quelque hésitation, le chef de cette foule aux abois. Il prend avec lui cinq mille hommes. C’est tout ce qui reste de valide dans une cité de quatre cent mille âmes. Il sort de la ville qui lui fait ainsi ses adieux : « Ne revenez pas ; si vous êtes mort ou déconfit, nous bouterons le feu partout, et nous détruirons nous-mêmes. » D’Artevelde lance son bataillon sacré sur quarante mille chevaliers et bourgeois de Bruges, les écrase, s’empare de la ville défectionnaire à la cause populaire, ramène à Gand l’abondance, et le siège est levé. Bruges méritait un châtiment, mais le vainqueur était humain. Il défendit sous peine de mort la violence et le larcin. Et le chroniqueur indulgent de ces chevaliers, qui ne signalaient leurs victoires que par des égorgements, avoue comme à regret que jamais ville forcée ne fut si bien traitée.

Louis de Male s’enfuit à Paris. Le prince qui régnait alors en France n’était plus ce sage Charles V qui, loin de secourir son orgueilleux vassal, l’eût plutôt mis à la raison. C’était un enfant turbulent et déjà presque fou, sous la tutelle d’oncles avides et méchants. Paris fermentait. C’était le temps des maillotins. On y faisait ouvertement des vœux pour les Flamands. Internationales ou civiles, toutes les guerres du XIVe siècle, en Italie, en Fiance et sur le Rhin, portent le caractère de guerres sociales. Partout c’est le peuple aux prises avec la féodalité. Il fut donc résolu en conseil qu’on irait combattre les Parisiens en Flandre. L’oriflamme fut déployée comme dans les guerres contre les infidèles ; apparat superflu : on ne manquait jamais d’armée pour ravager le pays le plus riche du monde. La question avait d’ailleurs dépassé les proportions d’un simple conflit entre un prince et des sujets insoumis. En Angleterre même, la noblesse, si ardente à guerroyer en France, y vit clairement une question de caste et laissa écraser les communes à Rosebecque. D’Artevelde y fut tué des premiers, et, avec lui, tout le bataillon des Gantois. On sait le reste. Cinquante mille chevaliers et soldats d’aventure piétinèrent pendant longtemps ce sol plus riche à lui seul que la moitié de l’Europe. Cent mille pièces d’étoffes précieuses furent brûlées dans une seule ville. Les bandits ne voulaient que de l’or. Le pays des quatre métiers ne s’en releva jamais. La dévastation fut telle que le comte Louis de Male trembla pour Bruges, sa ville favorite. Hommes, femmes, vieillards, enfants refusèrent la vie. « Tuez-nous, disaient-ils, nos os se lèveront contre les Français ! » Ah ! ne nous étonnons pas trop de la répulsion si souvent manifestée par les Flamands pour leur réunion à la France. Et, à défaut de barrière naturelle entre les deux pays, il y eut désormais une barrière morale, un fleuve de sang, et les malédictions des victimes de Rosebecque.

Louis de Maie mourut exécré. Mieux avisé, son héritier Philippe le Hardi, duc de Bour-