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différentes, parurent suspectes ; toutefois, on n’insista pas.

Par suite de tous ces bruits, une enquête fut ordonnée en 1746, et on ouvrit le tombeau de Charles XII. Trois personnages d’État ayant examiné la blessure constatèrent qu’elle avait 7 lignes de longueur et 2 lignes de largeur, ce qui fit supposer à plusieurs que la tête du roi avait été trouée par un coup de poignard ou d’épée. En outre, on regarda comme certain que le coup avait d’abord frappé la tempe droite, c’est-à-dire le côté opposé à celui qui était tourné vers la forteresse. Naturellement, les bruits d’assassinat en prirent une nouvelle consistance. Mais, cette fois, il ne s’agit plus de Siguier ni de Maigret ; on s’attaqua au général Cronstedt, mort depuis vingt ans, et au général Stiernross, mort depuis dix ans, tous deux honorés de la faveur de Charles XII, et généralement considérés jusqu’alors pour leurs talents et leur probité.

Les soupçons qui se portèrent sur Cronstedt et Stiernross ont leur point de départ dans un petit écrit attribué à Tollstadius, prêtre célèbre par l’ardeur de son zèle. Il est dit textuellement dans cet écrit que Cronstedt chargea le fusil, que Stiernross tira le coup et reçut en récompense 500 ducats ; que trente-deux ans après, Cronstedt, étant à son lit de mort, la conscience tourmentée par les remords, confessa le fait à Tollstadius et le supplia de se rendre auprès de Stiernross pour recevoir le même aveu et l’exhorter au repentir ; que Stiernross répondit qu’il ne savait ce qu’on voulait lui dire, et que Cronstedt avait dû parler certainement dans l’égarement de la fièvre ; que lorsque Tollstadius rapporta cette réponse à Cronstedt, celui-ci, sur le point d’expirer, lui dit : « Pour prouver que je parle avec toute ma raison, dites-lui que le fusil avec lequel le coup a été tiré est le troisième de ceux qu’il garde suspendus dans sa chambre ; » qu’à cette nouvelle affirmation, Stiernroos se montra très-abattu et invita Tollstadius à sortir.

Tels sont les termes de l’accusation. Elle persista de longues années. Gustave III lui-même sembla y ajouter foi ; car, ayant à pourvoir le baron Funck, petit-fils de Cronstedt, d’un poste militaire, il s’y refusa, disant qu’on ne confiait point un tel poste au descendant d’un régicide. Il ne tarda pas cependant à revenir sur ce refus et à confesser lui-même l’innocence de Cronstedt. Il fut prouvé, en effet, que l’écrit de Tollstadius, plein de méprises, d’erreurs, d’anachronismes, n’était en réalité qu’un factum apocryphe, fabriqué par un parti aux abois. On était allé jusqu’à produire, en confirmation de cet écrit, un document manuscrit dans lequel il était affirmé que le comte Lagerberg, conseiller du royaume, avait assisté avec Tollstadius aux derniers moments de Cronstedt, et reçu de sa bouche l’aveu de son crime. Or le comte Lagerberg était mort lui-même quatre ans avant Cronstedt. Citons encore la déclaration du général comte Liewen, en 1774 : « Peu de personnes, dit-il, existent encore qui puissent parler de la mort de Charles XII avec autant de certitude. J’étais au siège de Frédérikshall, et j’avais l’honneur, en ma qualité de page, d’être de service auprès du roi pendant la nuit où il fut tué. Je ne doute pas qu’il soit tombé victime d’un assassinat. La nuit était extraordinairement obscure, et il était presque impossible qu’une balle partie de la forteresse pût l’atteindre à la tête d’une aussi longue distance et à la place qu’il occupait. J’ai vu le cadavre du roi, et je suis convaincu que la blessure de la tempe a été faite par une balle de pistolet. Qui a commis le meurtre ? c’est incertain. On a soupçonné Siguier parce qu’avant le coup il était auprès du roi, mais il s’est montré un instant après. Ceux qui ont l’expérience de la guerre savent reconnaître le bruit d’un boulet de canon. Or, le bruit du coup qui a frappé le roi était tout autre et beaucoup plus rapproché. Je ne crois pas que le prince de Hesse ait été complice du crime, ni même qu’il en ait été informé ; mais toute l’armée était convaincue que Charles XII était mort frappé par une main inconnue. » Assurément cette déclaration est on ne peut plus précise. Toutefois, Paludan Müller n’éprouve aucune peine à la réfuter. D’abord on la connaît seulement d’après le récit d’un touriste anglais, nommé Wraxall, lequel avoue lui-même ne la citer que de mémoire. Or, dans ses relations de voyage, Wraxall se montre d’une telle légèreté, d’une telle inexactitude, que son témoignage isolé ne prouve évidemment rien. D’ailleurs, il est établi que le page Liewen n’était nullement dans la tranchée au moment de la mort du roi ; il ne parle donc que par oui-dire, et plus d’un demi-siècle après l’événement. Quant à son opinion sur la blessure, qu’il n’avait pu ni explorer ni mesurer, et au bruit comparatif d’un boulet de canon et d’une balle de pistolet, elle ne saurait prévaloir contre celle d’officiers expérimentés tels que Maigret et Carlsberg, qui ont déposé du contraire.

Un autre argument invoqué en faveur de l’assassinat est tiré de l’attitude de Charles XII au moment de sa mort. On sait que sa main gauche, glissant le long du flanc, s’était arrêtée sur la garde de son épée. Or, on prétendit que c’était la main droite et non la main gauche, et qu’en outre l’épée était à moitié sortie du fourreau ; dès lors, concluait-on, n’est-il pas à supposer qu’avant d’être frappé le roi aperçut le meurtrier et se mit en devoir de se défendre ? Cette allégation, qui cependant ne s’appuyait sur aucune preuve sérieuse et que réfutaient d’ailleurs les rapports authentiques des témoins oculaires, cette allégation donna lieu aux discussions les plus passionnées ; les témoignages accumulés par Paludan Müller, joints à la rigoureuse logique de ses inductions, lui ont enfin enlevé toute vraisemblance.

Mais si Charles XII avait été frappé par un assassin, comment cet assassin eût-il pu se dérober aux regards des soldats qui travaillaient à la tranchée, des nombreux officiers qui se tenaient derrière le roi, à une faible distance, et qui, alarmés du danger auquel il s’exposait, ne perdaient pas de vue un seul de ses mouvements ? Il n’eût même pas été protégé par l’obscurité de la nuit, car la tune s’était déjà levée, et de plus, le commandant de la forteresse ayant fait allumer une grande quantité de cercles goudronnés pour éclairer le tir des canons, ainsi que les opérations des sorties de la garnison, une lumière suffisante se projetait sur les lignes des assiégeants, Un assassin eût certainement choisi pour l’exécution de son crime une place plus favorable et une heure plus opportune.

Nous passerons sous silence l’hypothèse qu’un projectile lancé de la forteresse n’eût pu atteindre l’endroit où se trouvait Charles XII. Cette hypothèse, bien que soutenue par de sérieux écrivains, a dû céder, comme toutes les autres, à la vigoureuse argumentation de Paludan Müller.


Venons à l’enquête solennelle de 1859. Cette enquête, provoquée par l’historien Fryxell, eut lieu, sur les ordres du roi Charles XV, le 31 août. Trois médecins la dirigèrent : le docteur Retzius, professeur d’anatomie et de physiologie à l’institut Carolin, de Stockholm ; le docteur Sautesson, professeur de chirurgie au même institut, et chirurgien en chef de l’hôpital de l’ordre des Séraphins ; le docteur Lundberg, premier médecin du roi. Le roi y assista, accompagné de son frère, le prince Oscar, de deux aides de camp, des ministres, de l’archiviste général du royaume, du directeur des antiques, de l’historien Fryxell et du premier professeur de l’Académie des beaux-arts.

Le cercueil de Charles XII ayant été ouvert, les trois médecins procédèrent à un examen approfondi de son crâne, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur ; ils mesurèrent la blessure, en étudièrent le caractère ; ils complétèrent en un mot et rectifièrent tout ce que l’expertise du 17 septembre, conduite par des personnages étrangers à la science, avait eu d’imparfait et de défectueux. Puis, dans les séances de l’Académie de médecine, du 1er et du 8 novembre suivant, une discussion s’engagea, et la question de la mort de Charles XII fut traitée sous toutes ses faces. Il serait trop long de raconter ici les diverses péripéties de cette discussion mémorable. Nous nous bornerons à en citer les conclusions. Ainsi, il reste désormais acquis à l’histoire : 1° que la blessure dont est mort Charles XII a été occasionnée par une arme à feu ; 2° que le coup a frappé la tempe gauche, c’est-à-dire le côté qui, suivant tous les récits, était tourné vers la forteresse ; 3° que le projectile mortel était vraisemblablement une balle de mousquet ou de cartouche ; 4° que le coup semble avoir été tiré de fort loin, et qu’au moment où il atteignit le roi à la tête il avait déjà perdu de sa vitesse et de sa force ; 5° que la direction suivie par le projectile à travers la tête et son inclinaison vers le point de sortie donnent lieu de supposer qu’il a été tiré d’un lieu plus élevé que celui où se trouvait le roi lorsqu’il a été frappé.

Telle est donc la solution scientifique de ce problème plus que séculaire. On l’a accueillie en Suède avec une satisfaction nationale ; on y était heureux de voir enfin s’évanouir cette ombre déshonorante qui, pendant si longtemps, avait plané sur l’histoire du pays.

Tous ces détails, d’un immense intérêt historique, qui prouvent jusqu’à quel point le Grand Dictionnaire tient à honneur de montrer qu’il n’est pas indigne de son titre d’universel, nous les devons à M. Fouché fils, duc d’Otrante, qui a passé une grande partie de sa vie en Suède, et surtout au savant M. Léouzon-le-Duc, qui se place, par ses travaux, en tête des historiens qui ont le mieux étudié les États du nord de l’Europe.

Charles XII (histoire de), roi de Suède, par Voltaire, publiée en 1731. C’est un des meilleurs travaux historiques de l’auteur. Un tel livre échappe nécessairement à un compte rendu, qui deviendrait l’abrégé même de l’ouvrage. Quelques extraits critiques le feront connaître.

L’appréciation de Condorcet suffirait à elle seule : « La Vie de Charles XII est le premier morceau d’histoire que Voltaire ait publié. Le style, aussi rapide que les exploits du héros, entraîne dans une suite non interrompue d’expéditions brillantes, d’anecdotes singulières, d’événements romanesques qui ne laissent reposer ni la curiosité ni l’intérêt. Rarement quelques réflexions viennent interrompre le récit : l’auteur s’est oublié lui-même pour faire agir ses personnages. Il semble qu’il ne fasse que raconter ce qu’il vient d’apprendre sur son héros. Il n’est question que de combats, de projets militaires ; et cependant on y aperçoit partout l’esprit d’un philosophe et l’âme d’un défenseur de l’humanité. »

M. de Barante reconnaît que ce premier essai mérite le succès dont il est encore accompagné, bien que chez Voltaire le manque d’examen dût affaiblir son caractère d’historien ; la critique rétrospective n’était pas alors érigée en système ; mais, d’autre part, on n’avait pas à redouter les théories préconçues. Dans la vie et le règne du roi de Suède, il n’y avait pas de grandes conceptions à juger, de motifs secrets à démêler ; « Charles XII était tout entier dans les faits : il n’y avait qu’à peindre, et c’était un des talents de Voltaire. »

M. Demogeot appelle spirituellement ce début « une chevaleresque invasion dans le champ de l’histoire, » et de plus : « une vive et brillante narration où tout est mouvement, où les hommes et les faits sont expliqués par le récit. Le style de l’historien s’accorde merveilleusement avec le caractère impétueux du héros ; tout est net, précis ; tout court au fait, au but. » Charles XII est le chef-d’œuvre historique de Voltaire.

Le brillant auteur était loin de composer avec la patiente méthode d’un archiviste qui contrôle tous ses documents ; mais il pouvait revendiquer la bonne foi de l’écrivain. « Voltaire, dit Condorcet, n’avait écrit que sur des mémoires originaux fournis par les témoins mêmes des événements ; et son exactitude a eu pour garant le témoignage respectable de Stanislas, l’ami, le compagnon, la victime de Charles XII. Cependant on accusa cette his-