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pire des Francs. Il avait inauguré son règne par la soumission de l’Aquitaine, continuellement révoltée contre la suzeraineté franque. En 772, il commença sa longue guerre contre les tribus saxonnes, motivée, à ce qu’on rapporte, par les invasions de ces barbares et par leurs persécutions contre les missionnaires chrétiens, mais plus vraisemblablement par la violente antipathie des races franque et saxonne, dont les dernières, idolâtres, barbares, libres et indomptées dans leurs marches et leurs vastes forêts, avaient horreur de l’organisation et des mœurs nouvelles des Francs, disciplinés par la civilisation gallo-romaine et l’influence ecclésiastique. Charlemagne entreprit de les soumettre et de propager l’Évangile dans ces contrées, mais violemment, suivant les mœurs de son temps, et à peu près comme les Arabes propageaient le Coran. Dans une première expédition, il porta ses ravages jusqu’au principal sanctuaire des Saxons et brisa leur symbole national, l’Hermen-Saül (ou Irmensul), statue sacrée de la patrie, d’un dieu ou du vieux héros germanique Arminius. En 775, il dut préparer une nouvelle expédition, franchit le Rhin, le Weser, dévastant tout le pays sur son passage, pénétra jusqu’aux sources de la Lippe, reçut la soumission d’un grand nombre de peuplades, et baptisa les vaincus par milliers. Mais les fugitifs, les guerriers échappés au carnage, reviennent bientôt sous la conduite du fameux chef westphalien Witikind, attaquent les Francs, et, malgré des échecs multipliés, persistent dans leur résistance héroïque, vont se reformer dans leurs forêts et préparer de nouvelles révoltes et de nouvelles expéditions. Cette guerre dura ainsi plus de trente années. Précédemment, en 773 et 774, le roi des Francs avait terminé ses longues querelles avec son beau-père Didier, roi des Lombards, en descendant en Italie à la tête d’une armée et en se faisant couronner lui-même roi des Lombards. Il alla ensuite passer les fêtes de Pâques à Rome, où le pape Adrien le reçut triomphalement, et où il renouvela, dit-on, les donations de Pépin, en les augmentant même de pays qui n’étaient point sous sa suzeraineté. En 778, Charles fit une incursion en Espagne, à la faveur des divisions des chefs arabes. Il rasa Pampelune, menaça Saragosse, et soumit au tribut quelques walis ou gouverneurs musulmans ; mais, attaqué à son retour par les Vascons des Pyrénées, il vit son arrière-garde massacrée à Roncevaux, où périt le brave Roland, si fameux dans les poèmes du moyen âge. L’année suivante fut plus glorieuse ; il retourna dompter une nouvelle révolte des Saxons, les écrasa à Buckholz, et crut achever leur soumission en les décimant et en les livrant à une armée de prêtres, qui les soulevaient par leurs mesures inquisitoriales. C’est à cette époque que le roi des Francs, en vue d’organiser sa conquête, fonda en Saxe ces évêchés, ces riches et puissantes prélatures qui, pendant plus de dix siècles, furent investies de presque tous les droits de souveraineté. Mais ces mesures d’ordre étaient impuissantes contre l’héroïque obstination des vaincus. En 782, l’indomptable Witikind descendit du Danemark, son asile habituel, souleva toute la jeunesse saxonne, massacra les prêtres chrétiens et les garnisons franques ; écrasa les lieutenants de Charlemagne au combat sanglant de la Vallée du soleil, et retourna vers le Nord avec une partie de ses intrépides complices avant que la grande armée franque eût franchi le Rhin. Cette fois, le roi fut implacable ; il brûla, ravagea le pays, et fit décapiter en un seul jour, à Verden, 4,500 guerriers saxons. Ceux qui essayèrent de les venger furent eux-mêmes-massacrés en divers combats, et traqués comme des bêtes fauves à travers les marais glacés de la Saxe septentrionale. Tout le pays fut inondé de sang et dévasté par la flamme et le fer ; La Saxe épuisée s’affaissa aux pieds de son vainqueur, qui ne dédaigna point, au milieu de son triomphe, d’apaiser par d’habiles négociations leredoutable Witikind, maître encore de quelques cantons du Nord, et qui consentit enfin à désarmer et à recevoir le baptême, avec le roi des Francs pour parrain. Les vaincus, d’ailleurs, furent accablés, leurs institutions nationales détruites, et un capitulaire de 785 punit de mort ceux, d’entre eux qui refuseraient le baptême, enfreindraient le carême ou brûleraient leurs morts au lieu de les enterrer.

Pour contenir le midi de la Gaule, Charles avait formé de l’Aquitaine un royaume sous le sceptre de son fils Louis, encore en bas âge, mais entouré de conseillers et de chefs dévoués, en même temps qu’il établissait en Italie un autre de ses fils, Pépin. L’administration de ces royaumes vassaux fut calquée sur celle de la Gaule franque, et elle assura sa domination en complétant son système politique. Toutefois, les Arabes débordèrent plus d'une fois encore de l’Espagne et obtinrent même quelques succès partiels jusque sous les murs de Toulouse.

En 786-787, après avoir réprimé une conjuration des grands contre sa personne, Charlemagne acheva la soumission de l’Italie, à l’exception du duché lombard de Bénévent, soumis d’ailleurs au tribut. Il entreprit ensuite de réduire Tassillon, duc de Bavière et son vassal, qui s’entendait avec tous les ennemis de l’empire, Slaves, Avares, Saxons, Grecs, lombards, Sarrasins, etc. Accablé par trois armées et vaincu sans combat, puis condamné comme traître dans l’assemblée d’Ingelheim (788) le duc fut rasé et enfermé au monastère de Jumièges ; la Bavière, comme la Thuringe, la Saxe et une grande partie de la Germanie, disparut comme nation et se fondit dans la monarchie franque, dont le chef puissant étendit bientôt sa domination sur les belliqueuses tribus slaves de la Baltique, entre l’Elbe et la Vistule, et qui furent subjuguées en une seule campagne (789). Un ennemi plus redoutable se présenta, les hideux Avares, barbares de race hunnique, appelés précédemment par Tassillon, et qui, malgré sa défaite, avaient envahi la Bavière et la marche de Frioul. Pour arrêter leurs entreprises, il ne fallut pas moins qu’une guerre portée directement dans leurs foyers, guerre pleine de grandeur et qui, plus encore que toutes celles du règne de Charlemagne, a le caractère du grand combat de la civilisation contre la barbarie. Ces peuplades sauvages, l’horreur et l’effroi de l’Europe, étaient retranchées dans les marais de la Pannonie, entre la Theiss et le Danube ; leur camp était un prodigieux entassement de villages de bois semés dans les intervalles de neuf enceintes circulaires formées de haies d’arbres entrelacés et de blocs de pierre ; au centre, tout au fond de ce formidable repaire, s’élevait la demeure du khacan, le ring, où étaient entassées les rapines de plusieurs siècles, les dépouilles des peuples. Cette cité inexpugnable des Huns n’avait pas moins de quinze lieues de tour. Charles marcha contre les Avares avec trois armées (791) et dévasta le pays sans parvenir à rencontrer en bataille ces insaisissables cavaliers ; il emporta cependant la première des enceintes, mais son armée s’épuisa dans les pâturages déserts et les terres noyées de la Pannonie, et il dut renoncer pour cette campagne à une attaque décisive du ring. Son fils Pépin eut la gloire de terminer cette guerre en 796 ; il força les neuf cercles et enleva cet entassement de trésors qui étaient comme l’âme de ce peuple et le talisman de sa nationalité. La civilisation s’enrichit à son tour des dépouilles de la barbarie. Les Huns, malgré quelques vains efforts qui n’étaient plus que les convulsions de l’agonie, ne se relevèrent jamais de cette mémorable défaite, et l’Europe fut délivrée d’un péril permanent. Pendant la guerre des Avares, les indomptables Saxons tentèrent encore de secouer le joug. Le roi des Francs entreprit cette fois de dépeupler la Saxe, puisqu’il ne pouvait vaincre son opiniâtre résistance. Il déporta la partie la plus énergique du peuple en divers cantons chrétiens de la Gaule et de la Germanie, de la même manière.que les Babyloniens et les Perses avaient affaibli la nationalité juive, et éteignit ainsi l’un des plus redoutables foyers que la barbarie eût conservée en Europe. Toutefois, la Saxe ne fut complètement pacifiée qu’en 804, au prix de nouvelles rigueurs et de nouvelles déportations. On compte encore sous le règne de Charlemagne queiques guerres de moindre importance, contre les Bretons, les Maures, les Bohèmes, les Slaves, etc. M.Guizot porte à 53 le nombre des expéditions dirigées, soit par ce prince, soit par ses lieutenants. Son empire s’étendit de la Baltique à l’Èbre, et de l’Océan à l’Adriatique et à la Theiss. Il était alors le plus grand souverain du monde, et ses conseillers songèrent à ressusciter en sa faveur la dignité impériale. Lui-même n’accepta qu’avec répugnance, suivant l’assertion improbable d’Eginhard. L’Église romaine ne pouvait refuser sa toute-puissante consécration au guerrier illustre qui avait protégé la papauté contre les Lombards et les Grecs, refoulé la barbarie musulmane et idolâtrique, et propagé le christianisme avec la civilisation gallo-romaine jusqu’aux extrémités de l’Europe. Le 25 décembre 800, le pape Léon III le sacra et le couronna empereur des Romains dans la basilique de Saint-Pierre. Charles était alors à l’apogée de sa grandeur. Des princes chrétiens et musulmans étaient ses vassaux et ses tributaires ; son nom était répandu jusqu’aux extrémités.de la terre ; le fameux calife de Bagdad, Haroun-al-Raschid, qui d’ailleurs avait reçu ses envoyés et ne pouvait que désirer entretenir de bonnes relations avec l’ennemi de son ennemi (le calife schismatique d’Espagne), lui envoya une ambassade chargée de présents, dont quelques-uns excitèrent singulièrement la curiosité des Gaulois et des Germains, une horloge, sonnante, un éléphant, etc. Vers cette époque (801-802), des négociations furent ouvertes avec l’appui du pape pour unir l’empereur d’Occident avec l’impératrice grecque Irène, dans le but de reconstituer pacifiquement l’unité de l’empire romain ; mais Irène se montra peu soucieuse de réaliser ce rêve, et de se donner un maître, et sa chute vint bientôt rompre.les négociations entamées.

Charlemagne n’est pas moins célèbre comme législateur que comme guerrier. Dans l’organisation de son vaste empire, il fit de persévérants efforts pour réunir en un faisceau toutes les races et toutes les nations, pour fonder un gouvernement central, ressusciter une sorte d’unité romaine. Les officiers publics, ducs, comtes, margraves, etc., ne recevaient leurs bénéfices et leurs fonctions que temporairement, et ils étaient placés sous la surveillance des missi dominïci ou envoyés royaux, qui parcouraient sans cesse tout l’empire, recevaient les plaintes des peuples, portaient partout la volonté et les yeux du maître, réformaient les abus, redressaient les jugements injustes, présidaient les assemblées provinciales, etc. Tous les pouvoirs locaux émanaient de l’empereur ou lui étaient subordonnés. De même, les assemblées militaires et politiques du champ de Mars et du champ de Mai ne furent plus dans ses mains qu’un moyen de gouvernement, des conseils purement consultatifs qui n’avaient aucune initiative et ne rendaient aucune décision qui ne fût revisée par lui. Cette absorption de tous les pouvoirs, au milieu de l’effroyable anarchie et de la barbarie du temps, était d’ailleurs une garantie d’ordre et de sécurité publique. Ses lois, connues sous le nom de capitulaires (v. ce mot), ne forment pas un code complet et méthodique ; il y règne même une grande confusion. Mais le manque d’ensemble est racheté en partie par la passion de l’ordre moral et matériel, et par le sentiment de la justice qui éclatent dans les détails. Ce sont en général des lois administratives et politiques, des ordonnances civiles et ecclésiastiques. La législation canonique y occupe aussi une place considérable. On sent ici, et l’on sait d’ailleurs que le clergé avait une influence énorme sous ce règne. Charles, néanmoins, le subordonnait à son autorité, et, chose remarquable, malgré sa déférence, pour le pouvoir spirituel, non-seulement il empiéta sur ses attributions par ses règlements sur la discipline ecclésiastique, mais encore il convoqua des concilies, dicta leurs résolutions, et intervint même dans les questions de dogme, comme lorsqu’il fit condamner par le concile de Francfort le culte des images, admis par l’Église romaine.

La gloire la moins contestée de Charlemagne est d’avoir contribué à ramener la vie intellectuelle dans la Gaule franque. C’est, en effet, à partir du règne de cet illustre barbare que l’esprit ressuscite, que la décadence s’arrête, que la barbarie est refoulée. Il prit soin d’attirer dans ses États et de grouper autour de lui les supériorités intellectuelles de tous les pays : le Goth Théodulfe, théologien et poëte, qu’il fit évêque d’Orléans ; le diacre lombard Paul, l’auteur de l’Histoire des Lombards ; le Bavarois Leidrade, plus tard archevêque de Lyon ; l’Irlandais Clément ; le Toscan Pierre de Pise ; Paulin d’Aquilée ; l’Anglo-Saxon Alcuin, l’un des plus vastes esprits de son siècle et celui à qui revient le principal honneur d’avoir réorganisé l’enseignement, relevé les écoles et purifié les textes sacrés et profanes des fautes grossières que l’ignorance des copistes y avait successivement accumulées. Le monarque franc l’attacha à sa personne dès l’année 782, lui témoigna une affection constante, et fit de lui, suivant l’heureuse expression de M. Guizot, une sorte de premier ministre intellectuel. Sous son impulsion, des écoles furent fondées dans les villes épiscopales et dans les grands monastères, et formèrent la plupart des esprits distingués des siècles suivants. Lui-même enseigna avec un grand éclat dans cette École du palais où l’on a voulu un peu trop complaisamment retrouver l’origine de l’Université, et qui comptait parmi ses disciples Charlemagne et toute sa cour. Cette école amena la formation d’une espèce d’Académie dont les membres portaient des noms empruntés à l’histoire sacrée ou profane ; le roi s’appelait David ; Alcuin, Flaccus ; Théodulfe, Pindare, etc. Actif dans son repos même, Charles étudiait sans cesse ; il semble que cet esprit vierge, avide et investigateur, fraîchement initié à la civilisation, ait voulu tout connaître et tout posséder dans le monde des idées comme dans le monde des faits.Il acquit ainsi des notions sur la rhétorique, l’astronomie, la dialectique, l’art du calcul, la poésie, la musique, la langue latine, etc. Un curieux trait de mœurs, c’est qu’il ne savait point écrire, ou du moins qu’il réussit mal dans ses efforts pour apprendre à tracer des caractères. Mais peut-être faut-il interpréter autrement le passage d’Eginhard, et se ranger à l’opinion des historiens qui pensent qu’il s’agit non de l’écriture courante, mais de la calligraphie, de l’art de peindre les caractères.

Charlemagne, Germain de race et parlant ordinairement la langue tudesque, avait fixé sa cour en Germanie, à Aix-la-Chapelle, qu’il avait embellie de magnifiques monuments, inférieurs cependant aux constructions contemporaines des Arabes et des Byzantins.

Le prestige de sa grandeur s’augmenta encore avec les siècles, et son règne héroïque devint la source des épopées chevaleresques du moyen âge ; on lui attribua même sans fondements sérieux la création des universités, de la pairie, des états généraux, des cours vehmiques, etc. On a reproché au grand empereur son incontinence ; il est certain qu’il eut de nombreuses concubines et qu’il épousa au moins cinq femmes, qu’il répudia tour à tour ou qui moururent. Il eut vingt enfants connus, parmi lesquels Pépin, qu’il couronna roi d’Italie ; Louis le Débonnaire, qu’il désigna comme son successeur à l’empire ; Pépin le Bossu, qui conspira contre lui et finit ses jours dans un monastère ; Berthe, qui devint mère de l’historien Nithard ; Emma, qui épousa son secrétaire Eginhard, et qui fut l’héroïne d’une légende fort répandue, etc. Plusieurs de ses filles déshonorèrent sa maison par des désordres honteux.

L’œuvre de centralisation politique tentée par Charlemagne périt avec lui ; sous son fils même s’accomplit le déchirement et le divorce des parties hétérogènes de l’empire. La dissolution fut aussi rapide que radicale : vingt-neuf ans après sa mort (843, traité de Verdun), son empire est déjà décomposé en trois royaumes ; quarante-cinq années plus tard, on en comptait sept, décomposés eux-mêmes en une multitude de souverainetés locales, produits de la féodalité grandissante.

Quoique l’empereur franc n’ait été ni le premier de sa race ni l’auteur de son élévation, c’est de lui cependant que les rois de la seconde dynastie se sont appelés carlovingiens, ou plus exactement peut-être carolingiens (de Carolus, Charles), comme l’écrivent quelques historiens modernes.

Il est peu de héros à la vie desquels la légende ait plus ajouté qu’à celle de Charlemagne. Parmi tous les prodiges qu’on raconte de lui, toutes les aventures qu’on lui prête, beaucoup sont puériles ou insignifiantes ; nous croyons pourtant devoir en rapporter une parce qu’elle est peu connue et qu’elle nous paraît curieuse. La légende prétend que Charlemagne devint si amoureux d’une Allemande, qu’il en négligea à la fois et les affaires de son royaume et sa propre personne. Cette femme étant morte, sa passion, loin de diminuer, ne fit qu’augmenter ; il continua à aimer son cadavre, à le caresser, comme s’il se fût agi d’une personne vivante. L’archevêque Turpin, épouvanté de la durée de cette effroyable passion, alla un jour, pendant l’absence du prince, dans la chambre où était le cadavre, afin de s’assurer s’il n’y avait pas quelque maléfice qui fût la cause d’une passion si déréglée. Il visita exactement le cadavre, et trouva en effet un anneau magique, qui était placé sous la langue et qu’il emporta avec lui. En rentrant, Charlemagne, étonné de voir dans sa chambre un cadavre dont aucun talisman ne lui cachait plus la laideur, ordonna de l’ensevelir promptement. Mais l’anneau magique n’en opérait pas moins pour cela, et la passion que Charlemagne avait montrée pour le cadavre, il la transporta sur l’archevêque Turpin, qu’il suivait partout, et dont il ne pouvait se séparer. Le prélat fut effrayé de cette nouvelle folie ; craignant qu’on ne pût abuser un jour de la vertu singulière de cet anneau, il le jeta dans un lac, pour l’empêcher de tomber dans les mains de personne. Dès ce jour, Charlemagne devint si passionné pour ce lieu, qu’il ne voulut plus le quitter ; il y bâtit un palais, un monastère et voulut y être enseveli. Tout le monde a deviné qu’il s’agissait d’Aix-la-Chapelle, pour lequel la préférence bien connue de Charlemagne est expliquée d’une façon tout à fait ingénieuse.

Pour terminer cet article, nous citerons sur Charlemagne, sur son rôle, sur l’efficacité politique de ses conquêtes au point de vue des idées modernes, un jugement très-remarquable de M. Littré. « Le travail politique de Charlemagne ne fut pas perdu, et l’on doit regarder comme capital le service qu’il rendit par la conquête de la Germanie. En cela, il reprit l’œuvre abandonnée plus de sept siècles auparavant par les Romains, et, en faisant entrer cette grande contrée dans la république occidentale, il donna à la civilisation une stabilité qu’elle n’avait pas encore eue : au lieu d’être sur le Rhin, les limites en furent sur l’Oder et la Vistule. La barbarie, cessant d’avoir pour avant-garde les Germains, aurait dû leur passer sur le corps avant d’atteindre le reste de l’Occident ; et aussi, depuis lors, elle a été mise hors de cause, et s’est trouvée incapable de renouveler les grandes invasions. On ne peut trop apprécier l’efficacité des conquêtes que Charlemagne fit de ce côté. Sans doute, on n’alléguera pas ici, comme on fit tant de fois, les vertus patriarcales et l’innocence inoffensive des peuples barbares. Rien de plus mobile, de plus remuant, que de pareilles populations, pour qui la guerre est une occupation favorite. Les Gaulois se jetaient incessamment sur l’Italie, sur l’Espagne, sur la Grèce même et l’Asie-Mineure ; les Germains se répandaient sur l’empire romain, et, à moins de vouloir subir indéfiniment ces attaques dangereuses et rester, comme les empereurs romains, immobiles à la garde des frontières, il fallait bien se décider à la guerre d’invasion et à la conquête.

Quand je parle ainsi, on ne m’accusera pas, je l’espère, de prétendre que les hommes qui ont mené alors les affaires prévirent des résultats lointains, et agirent en vue du bien d’une civilisation à venir. Si Tibère suivit la politique conservatrice, c’est que cela convenait à son humeur et à son intérêt du moment. Si César et Charlemagne incorporèrent, l’un la Gaule, l’autre la Germanie, c’est qu’ils aimaient la guerre et poursuivaient des vues ambitieuses. Seulement, tel était alors le conflit de la civilisation et de la barbarie, qu’il importait que César ne fût pas vaincu, et que Charlemagne ne laissât pas, comme Varus, les ossements de ses légions dans les forêts saxonnes. Charlemagne fit pour la civilisation, en soumettant la Germanie, ce que César avait fait en soumettant la Gaule. Qu’on imagine ce qu’aurait été le flot de l’invasion, si la Gaule n’eût pas été romaine et se fût précipitée avec les nations septentrionales sur le monde civilisé. Loin de là, elle opposa aux envahisseurs une longue résistance, et, à vrai dire, depuis le règne de l’empereur Julien, elle fut le centre des grandes affaires jusque par delà Charlemagne. Cet ascendant qu’elle eut à l’heure de la dissolution de l’empire, elle le dut à sa position limitrophe de la barbarie, condition qui a joué jadis un rôle plus considérable qu’on ne pourrait le croire d’après l’état des choses actuelles, où elle est évidem-