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encore plus considérable ; Les propriétaires des parcs en vendent chaque année pour plus de 1, 300, 000 francs.

En résumé, la situation agricole et industrielle de ce département est assez prospère, mais elle pourrait l’être bien davantage par l’emploi de procédés véritablement rationnels. Malheureusement, le progrès est lent ; les propriétaires un peu aisés ne cultivent presque jamais, et d’un autre côté les baux sont très-courts. Une ferme-école et une colonie agricole, établies depuis quelques années, offrent pourtant de nombreux exemples de culture perfectionnée et d’amélioration de tout genre. Cet utile enseignement ne peut manquer de produire d’heureux résultats. Les cantons voisins de ces deux établissements commencent déjà à modifier leur culture par le choix d’un meilleur assolement.

Le commerce du département est alimenté par les productions du sol et par ses nombreuses salines ; son commerce maritime est surtout très-important ; les chiffres qui suivent peuvent en donner une idée approximative. Sur les côtes du département s’ouvrent plus de trente ports, dont le mouvement moyen annuel s’élève à 28, 000 ou 30, 000 navires. Les principales marchandises importées et exportées par le commerce intérieur et la navigation consistent en solives, bois de sapin, eaux-de-vie, vins, vinaigre, blé, avoine, seigle, sels, savons, chanvre, lin, fruits secs, denrées coloniales, cordages, cuirs tannés, etc.


CHARENTE À LA SEUDRE (canal de la), voie navigable de France, dans le département de la Charente-Inférieure, arrond. de Marennes, emprunte le canal de Brouage sur une longueur de 12 kilom., s’en détache après le pont de Saint-Agnant, passe à Marennes et va se jeter dans le large estuaire de la Seudre, en face de la Tremblade ; parcours 27 kilom. Ce canal sert surtout aux transports des salines des environs.


CHARENTON (Joseph-Nicolas), jésuite et littérateur français, né à Blois en 1659, mort à Paris en 1735. Il fit quelque temps partie des missions dans les Indes. Il a traduit en français l’Histoire générale d’Espagne du P. Mariana (Paris, 1725, 6 vol. in-4o), qu’il a accompagnée de notes instructives, et deux opuscules de Thomas à Kempis, sous le titre de : Entretiens de l’âme dévote sur les principales maximes de la vie intérieure (1706).


CHARENTON, bourg de France (Cher), ch.-l. de cant., arrond. et à 11 kilom. E. de Saint-Amand, sur la rive droite de la Marmande ; pop. aggl. 673 hab. — pop. tot 1, 655 hab. Forges et hauts fourneaux ; scierie mécanique hydraulique.


CHARENTON-LE-PONT, bourg de France (Seine), ch.-l. de cant., arrond. et à 11 kilom. N.-E. de Sceaux, à 8 kilom. E. de Paris, près du confluent de la Seine et de la Marne ; pop. aggl. 5, 179 hab. — pop. tot. 6, 190 hab. Fabrication de bijouterie, fleurs artificielles et porcelaines ; moulins à farine ; commerce de vins et d’huile. L’importance de sa position a fait de cette localité, depuis son origine, le but de nombreuses entreprises militaires, et le théâtre de plusieurs combats, principalement sous Charles VII, où les Anglais s’en emparèrent ; sous Louis XI ; pendant la Ligue, où Charenton résista vaillamment à Henri IV ; pendant la guerre de la Fronde, où le prince de Condé s’en empara (1648), et en 1814, lors de l’invasion étrangère. Henri IV y autorisa l’érection d’un temple protestant, qui, après de nombreuses vicissitudes, fut détruit à l’époque de la révocation de l’édit de Nantes. Aujourd’hui, ce bourg n’est plus remarquable que par ses environs parsemés de belles villas, et par son établissement d’aliénés.

Cet établissement, d’abord hôpital ordinaire pour les malades, devenu par la suite asile pour les aliénés, doit sa fondation à un simple particulier, Sébastien Le Blanc, contrôleur général des guerres. Cet homme de bien, par acte des 12 et 13 septembre 1641, donna aux religieux de la Charité de l’ordre de Saint-Jean-de-Dieu une maison toute meublée et un clos de vignes de dix arpents, situés l’un et l’autre dans le fief de Besançon, en la censive de Charenton-Saint-Maurice, plus 400 livres pour acheter d’autres meubles, le tout à charge par eux de faire de cette maison un hôpital de quatorze lits, qu’ils desserviraient. Il leur fit en outre, pour couvrir les frais d’entretien, donation de plusieurs propriétés dont l’une, notamment, était sise à Paris, rue des Noyers, L’église de l’hôpital, qui fut placée sous l’invocation de Notre-Dame de la Paix, donna son nom à l’établissement. Les frères de la Charité furent installés le 10 mai 1645 ; comme ces religieux faisaient partie d’un ordre qui s’occupait du traitement des aliénés, ils ajoutèrent bientôt à l’hôpital un pensionnat pour ceux-ci. Tels furent les commencements de la maison de Charenton, dont le fondateur, après avoir consacré toute sa fortune à des établissements de bienfaisance, mourut en 1670, à l’hôpital de la Charité, où une de ses donations lui avait réservé un logement. L’hôpital primitif existe encore aujourd’hui, mais ce n’est plus qu’une dépendance de l’asile des aliénés, auquel son entretien incombe comme charge de fondation. Les quatorze lits de Sébastien Le Blanc sont, d’après les réglements, affectés aux malades curables du sexe masculin, domiciliés dans le canton de Charenton. Le pensionnat, dont les frères de la Charité restèrent en possession jusqu’en 1789, prit entre leurs mains de grands développements. Pendant tout ce temps, jusqu’à l’abolition des lettres de cachet, qui eut lieu en 1781, il reçut des aliénés placés par leurs familles, des reclusionnaires envoyés par ordre du roi ; de la sorte, Charenton était à la fois une maison de santé et une maison de force.

La Révolution française, qui nivela toutes choses en France, fit momentanément disparaître l’établissement de Charenton ; les biens de cette maison furent réunis au domaine, et un arrêté, en date du 12 messidor an III, rendu par le comité de secours public, décida que les malades seraient remis entre les mains de leurs parents. Le 27 prairial an V, le Directoire rendit les bâtiments à leur première destination, et plaça l’établissement sous l’autorité immédiate du ministre de l’intérieur. L’arrêté du Directoire forme encore aujourd’hui le titre constitutif de la maison. Celle-ci fut rétablie en possession de ceux de ses biens qui n’avaient pas été vendus, et obtint, en compensation de ceux qui avaient été aliénés par l’État, la concession provisoire d’immeubles donnant un revenu de 9, 315 fr. Cette concession fut rendue définitive par un décret du 9 septembre 1807. Ainsi se trouva complètement restaurée la maison de Charenton. La publicité donnée à sa reconstitution, l’installation qui s’y fit des aliénés de l’Hôtel-Dieu et des Petites-Maisons, les nombreux malades des départements qui y furent admis, augmentèrent bientôt le nombre des pensionnaires, à ce point que les bâtiments durent être agrandis. On établit en même temps une division spéciale pour les femmes, qui, du temps des frères de la Charité, n’étaient pas reçues en traitement. En 1814, un réglement donné par le ministre de l’intérieur organisa les divers services, et détermina les attributions de chaque fonctionnaire et employé ; une commission de surveillance fut créée, et le traitement des malades devint rationnel. La plus importante de ces améliorations introduites à cette époque est la construction d’un vaste bâtiment, qui existe encore aujourd’hui sous le nom de château, et qui, par les dimensions et la bonne distribution des chambres et des dortoirs et par le choix heureux de l’emplacement, est très-supérieur aux anciennes constructions. Mais 1830 fut pour Charenton une date plus heureuse encore : le savant aliéniste Esquirol, placé à la tête du service médical de cette maison, introduisit les réformes les plus rationnelles dans le traitement des pensionnaires, remania tous les services, et contribua puissamment, par ses idées et par ses plans, à la reconstruction de l’édifice. La plupart des bâtiments, en effet, étaient resserrés, mal distribués et même dégradés. Un examen général des lieux fut fait par les architectes et les inspecteurs ; le ministre de l’intérieur se rendit à Charenton et visita l’établissement en détail ; on reconnut qu’il était urgent de reconstruire la maison en entier, sur un plan mieux approprié aux nouveaux principes de traitement. Des études furent faites dans ce but, un plan fut dressé, et une loi ouvrit au budget de l’État un crédit de 2, 720, 000 fr., pour la reconstruction du quartier des hommes. De son côté, la maison de Charenton affecta à ces travaux, qui comprenaient aussi l’érection d’une chapelle et d’un bâtiment destiné à loger les principaux fonctionnaires et employés, une somme de 600, 000 fr., montant de ses ressources disponibles. Toutes ces nouvelles constructions furent terminées au bout de sept ans. Elles s’élèvent en amphithéâtre sur le revers méridional du coteau qui longe la Marne. Ce coteau a 22 m. d’altitude et 24 m. d’inclinaison ; il est formé de carbonate de chaux recouvert d’une très-mince couche de terre végétale, mais rendu fertile par la culture et par les engrais abondants que fournit la capitale. Du haut de cette élévation, la vue se promène sur les riches plaines de Maisons-Alfort et d’Ivry, qu’arrosent la Seine et la Marne ; elle est bornée au midi par de riants coteaux ; par les masses imposantes des édifices de la capitale, avec leurs dômes et leurs coupoles. Peu de situations sont aussi salubres et aussi agréables à la fois. L’établissement se compose d’un grand nombre de bâtiments étayés les uns au-dessus des autres ; les habitations des aliénés sont séparées du bâtiment occupé par l’administration et les services généraux. Au point culminant de l’établissement, derrière la cour d’honneur, s’élève une chapelle, qui frappe au loin les regards par son bel aspect. Le quartier des hommes se présente à gauche, et celui des femmes à droite. Les jardins, les promenades se développent sur les flancs du coteau couronné par de belles plantations, que dominent toutes les constructions.

Tel est à peu près le magnifique établissement de Charenton. Disons maintenant quelques mots du caractère général et de l’organisation de cette maison. C’est un pensionnat ouvert à tous les aliénés de la France, en même temps que, par la modicité du prix de la pension, et par l’existence des bourses ou places gratuites que l’on accorde aux indigents pour y entrer, c’est une institution de bienfaisance.

Les pensions payées par les familles pour les malades civils, les prix de journée payés par le ministre de la guerre pour les militaires qu’il y envoie, et la subvention accordée sur les fonds de l’État pour les bourses, couvrent les dépenses. Le taux des pensions a été fixé comme il suit, par une décision ministérielle prise en 1856 :

 1re classe…….1, 500 fr.
2e classe…….. 1, 200 fr.
3e classe……… 900 fr.

Les pensionnaires en chambre payent en outre 900 fr. pour un domestique nomme et 800 fr. pour une femme. L’entretien des malades reste, pour le linge et les vêtements, à la charge des familles.

Le ministre de la guerre donne 3 fr. 30 par jour pour les officiers et 2 fr. 47 pour les sous-officiers et soldats qu’il fait soigner dans cet établissement. La subvention accordée par l’État est de 64, 410 fr., mais ce n’est pas une subvention gratuite ; elle a pour but d’indemniser l’établissement des dépenses que lui font supporter les boursiers et demi-boursiers. En réalité, il y a là substitution de l’État aux familles des boursiers, pour le payement de leurs pensions. Le nombre des bourses est actuellement de 79, dont 22 sont divisées en demi-bourses, soit 101 aliénés civils profitant des libéralités de l’État. Les pensionnaires sont au nombre de 570, savoir 300 hommes et 270 femmes. Cette population se divise en 115 pensionnaires de première classe, 160 de deuxième, et 295 de troisième ; les bourses accordées par l’État sont toutes de troisième classe. Hâtons-nous de dire que le traitement médical, parfaitement organisé, est le même pour tous, et que tous sont l’objet d’une même sollicitude ; le régime alimentaire seul diffère d’une classe à l’autre. Ajoutons aussi que les aliénés ne sont pas groupés et logés comme par castes, suivant les classes auxquelles ils appartiennent : dans les quartiers, le groupement est purement médical, c’est-à-dire qu’il est fait par le médecin, d’après l’état mental des malades et d’après les diverses affinités qu’il remarque entre eux. Chaque division renferme donc des malades appartenant aux trois classes.

Aux visites journalières des médecins, aux soins assidus de toutes sortes prodigués par 20 religieuses augustines à tous les pensionnaires, vient s’ajouter le traitement moral organisé d’une manière remarquable. Les moyens curatifs qui le constituent consistent, en principe, à distraire et à amuser les malades sans les exciter. Ces moyens sont : les promenades à pied dans les jardins de l’établissement et dans le bois de Vincennes ; les promenades en voiture dans la campagne ; les séances de lecture à la bibliothèque ; les leçons de musique ; les jeux de cartes, de dominos, de billard, de quilles, de boules, etc., et les réunions qui ont lieu le dimanche et le jeudi dans les salons de l’administration. Il y a loin de là au sort de l’aliéné à la fin du dernier siècle. « Confiné, dit le docteur Ferrus, dans une loge étroite, chargé de chaînes, couvert de haillons, il vivait misérablement d’aliments grossiers, que lui jetaient la pitié et l’aumône, n’ayant pour toute communication avec le monde auquel il avait appartenu que la vue irritante d’oisifs qui se faisaient un jeu cruel de l’exaspérer. Les aliénés n’étaient pas alors des malades, mais des malfaiteurs. Aujourd’hui, vivre dans un air pur, dans une habitation située au milieu d’une campagne riante, jouir du repos, des soins les plus assidus et les plus délicats, de distractions variées ; être apaisés, consolés, soulagés toujours, guéris très-souvent, tel est le sort des pensionnaires de Charenton. »

Nous pourrions ici, puisque nous sommes à Charenton, raconter bien des histoires de fous aussi variées que le caractère même de la folie humaine. Nous ferons mieux : nous allons emprunter à peu près textuellement le récit de notre visite à Charenton, que nous avons donné dans le sixième volume de la collection de notre journal d’enseignement, l’École normale :

« Je fus dernièrement invité à une soirée par le directeur de Charenton, qui est de mes amis : — il est bon d’en avoir partout. — Il était environ trois heures quand j’arrivai à la porte de ce vaste établissement, au frontispice duquel on lisait autrefois : Hospice d’aliénés, sans doute pour faire croire que tous les autres hommes sont sages. On devait se mettre à table à cinq heures ; j’avais donc le temps d’examiner à loisir cet étrange asile où l’homme ne peut faire un seul pas sans être frappé de toutes parts d’objets qui troublent ses esprits, confondent sa sagesse, bouleversent sa raison. Quel spectacle, en effet ! Voir des êtres pleins de vie, de force, de santé, en qui on ne retrouve plus ce rayon de lumière qui élève l’homme au-dessus de toutes les autres espèces, ce feu sacré qui brûle dans son cœur comme une émanation de la divinité ! Rien de tout cela dans ces malheureux en démence : l’homme moral a disparu…

« À peine avais-je fait quelques pas que je fus abordé par un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, roux, ébouriffé, les yeux à fleur de tête, qui me cria : « Je suis l’introducteur des ambassadeurs… Ps… ps… ps… Sa Majesté est de retour de la chasse… Ps… ps… ps… ; elle a tué dix perdrix, douze lièvres, vingt-trois lapins, quatre chevreuils, huit sangliers, le tout pour son déjeuner… Ps…ps… ps… »

« J’hésitais à aller plus loin et à m’aventurer seul dans cette vallée de Josaphat, quand un monsieur à l’air grave, à la physionomie aimable, m’adressa un salut plein de dignité et me proposa de m’accompagner. « C’est sans doute, dis-je en moi-même, un employé supérieur. » J’acceptai son offre obligeante en le remerciant vivement.

« Un homme tournait depuis quelque temps autour de nous ; il gesticulait, paraissait très-ému, portait à chaque instant son doigt à son odorat, et manifestait aussitôt un geste de dégoût. Par un mouvement brusque il s’approcha de moi : « Je sens ? me dit-il d’un ton interrogatif… J’ai été très-mal embaumé… Quand vous verrez M. Gannal, dites-le lui. »

« Ce malheureux, me dit mon interlocuteur, vous indique lui-même son genre de folie. Dernièrement notre directeur avait invité une dizaine de ces infortunés à sa table : savez-vous ce que fit celui-ci ? Il employa tout le temps du dîner à arracher la paille de sa chaise et à en emplir ses poches. Quand on lui demanda ce qu’il en voulait faire : « J’ai été mal embaumé, répondit-il ; je vais me faire empailler. »

« Plus loin, je fus accosté par un grand diable qui avait près de six pieds de haut, et qui tenait un fouet à la main : « Tiens ! tiens ! tiens ! tiens ! tiens ! me dit-il, je vous reconnais, vous ; vous vous nommez M. Durand ; vous demeurez place Royale, no 6, au troisième étage, la deuxième porte à gauche ; je vous ai conduit bien des fois. Comme mon petit cheval allait, hein ! »

« — C’est un ancien cocher de fiacre, me dit mon cicérone ; il reconnaît tout le monde, tout le monde se nomme Durand, et tout le monde demeure place Royale, no 6, au troisième étage.

« — Les accès ou plutôt le genre de délire de tous ces malheureux, repris-je, doivent présenter une singulière variété.

« — Le nombre en est incalculable ; autant il y a d’états, de professions dans ce monde, de caractères, d’humeurs, de goûts différents chez les hommes, autant vous trouverez ici de genres de folie, et tout cela est mêlé, combiné de cent façons différentes, car la folie amalgame tout : la bizarrerie, voilà son chef-d’œuvre. Tenez, voici un orfèvre qui a l’extravagance de croire qu’on lui a changé sa tête. Voyez, il prend ses lunettes et vous regarde attentivement ; quand il sera près de vous et qu’il vous aura bien examiné, il dira sur un ton de profond découragement : « Ce n’est pas encore celle-là. » Jamais on ne lui a entendu prononcer que ces cinq mots.

« Au reste, un des caractères particuliers de la folie, c’est qu’on s’en tient à une seule phrase, souvent à quelques syllabes, et même à une exclamation. Voyez-vous ce vieillard qui semble chercher la solitude et qui tient une feuille de papier et un crayon à la main ? C’était un homme autrefois fort riche, et qui avait toujours une dizaine de maisons en construction ; sa fortune a disparu sous un monceau de mémoires à payer : mémoires des architectes, des maçons, des serruriers, des menuisiers, et sa raison s’en est allée comme sa fortune. Depuis lors il demeure absorbé dans les chiffres, dans les calculs, et, à chaque instant, quand il a terminé une opération, il s’écrie en frappant son cahier du revers de la main :

« C’est bien cela ! » Ces trois mots forment tout son vocabulaire.

« Cet autre qui passe est plus à plaindre… il s’imagine toujours voir le soleil à quatre pas de lui, et il éprouve constamment un bouillonnement inexprimable. Voyez comme il s’évente.

« Il n’est pas nécessaire, je pense, de vous nommer celui qui passe en ce moment devant vous : son tablier de cuir et cette longue barbe blanche qui lui pend jusqu’à sa poitrine vous ont fait connaître le Juif-Errant… Oh ! quand il raconte les détails de la Passion, il y a de quoi mourir à la fois de rire et de pleurer.

« Allons de ce côté, voici le Tragique. Un soir, sifflé à outrance, sa tête n’y tint plus ; il extravagua sur la scène. Écoutons-le ; le voilà qui déclame, monté sur un tonneau et majestueusement drapé dans sa couverture de laine, dont il s’est fait un manteau d’empereur romain :

Ô terre ! réponds-moi : suis-je né pour le ciel ?
N’es-tu qu’un lieu d’épreuve où doit souffrir le sage ?
Et quand j’aurai tari le calice de fiel,
     Aurai-je un port après l’orage ?

Il était sur son char ; ses gardes affligés
Imitaient son silence, autour de lui rangés.
Il suivait, tout pensif, le chemin de Mycènes ;
Sa main sur ses chevaux laissait flotter les rênes.

Il chante :

        Ran tan plan, tire lire,
        Son gilet se déchire…
        Ran tan plan, tire lire,
            Ran tan plan…

Au seul son de sa voix, la mer fuit, le ciel tremble ;
Il voit comme un néant tout l’univers ensemble.
Et les faibles mortels, vains jouets du trépas…
Patatras ! patatras ! patatras ! patatras !

« Mais, repris-je à mon tour, j’aperçois quelqu’un dans le tonneau du Tragique.

« — Sans doute ; c’est Diogène. Écoutez :

« As-tu bientôt fini ? eh ! Thomas-Beuglant ! J’étouffe. Je ne te prêterai plus mon tonneau, car tu ne m’amuses guère. »

« Diogène redevint enfin maître de son tonneau, qu’il se mit à rouler à travers la foule. Comme nous le suivions, car ses saillies étaient piquantes : « Séjan ! Séjan ! » vint chuchoter à mes oreilles un autre fou qui rôdait autour de nous depuis quelque temps. « Séjan ! Séjan ! » répétait-il avec un air de mys-