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Chaque âge embellit la légende ; l’épopée grandit avec la crédulité populaire. L’histoire est en désaccord avec cette transfiguration fabuleuse ; même pour les bardes, Arthur n’est qu’un personnage mythologique. Ce n’est qu’au xiie siècle que le chef breton devient un type chevaleresque. Il amène avec lui les tournois, le saint-graal, la Table ronde, et la Table ronde est déjà le symbole de l’égalité. Cette transformation de la légende, qui signale une transformation du dogme social, se révèle avec originalité et grandeur dans le Brut de Wace, histoire poétique d’Arthur, originaire du sol armoricain (v. Brut). Les trouvères français de la fin du xiie siècle s’emparent d’Arthur et de la Table ronde ; ils abandonnent la longue strophe monorime, et y substituent les vers de huit syllabes rimés deux à deux. Leurs poëmes se lisent et ne se chantent plus ; c’est dans le mètre de huit syllabes que sont écrits tous les poëmes de la Table ronde, dont les principaux sont ceux de Merlin, de Lancelot du Lac, du Chevalier à la charrette, de Tristan et du Chevalier au Lion. V. ces mots.

Bientôt la prose détrône la poésie : le xive siècle traduit en langue vulgaire les romans de chevalerie. Outre les poëmes purement chevaleresques, le cycle d’Arthur contient des chants d’un caractère différent. L’expression religieuse s’est fixée sur le saint-graal (le vase de la Cène de Jésus-Christ) ; le roman de Perceval est le plus ancien et le plus parfait de ces poëmes religieux et mystiques. Dante, l’Arioste, le Tasse, Chaucer, Spencer, Shakspeare, Milton, les poëtes allemands surtout, s’inspireront de ces fictions.

Le troisième cycle de l’épopée au moyen âge s’occupe de l’antiquité : ce dernier groupe recherche en réalité les origines gréco-latines de la société, le fond de la civilisation et de la langue ; mais le moyen âge, loin de se laisser dominer par la forme de l’art classique, imprime à toutes ses productions le sceau de son génie. L’histoire d’Ulysse, déguisée sous des noms et des circonstances modernes, est attribuée à un contemporain. Cette paraphrase de l’antiquité s’opère dès le xiie siècle ou le xiiie siècle ; c’est le prélude anticipé, le pressentiment confus de la Renaissance ; c’est le réveil de la tradition latine. Les poëtes de ce cycle célèbrent d’abord la guerre de Troie, et en font un sujet national ; Médée, Alexandre le Grand séduisent leur imagination et ne peuvent fatiguer leur plume. Ils travestissent dans le goût du temps les héros de l’antiquité ; Médée est une Armide, Alexandre un chevalier errant. Tous ces ouvrages sont remplis d’anachronismes ; les tournois, les féeries, les allusions aux choses de l’époque y abondent. En somme, c’est la peinture des mœurs et des sentiments chevaleresques ; et cette œuvre véritablement importante atteste un puissant effort d’imagination vers un noble idéal. Les romans du troisième cycle sont : le Roman de Thèbes, la Guerre de Troie, Protésilaüs, l’Alexandriade, etc. L’épopée du moyen âge n’est pas encore épuisée ; mais les chants épiques dégénèrent en même temps que l’esprit féodal ; l’érudition et le bel esprit vont tuer l’inspiration du poëme épique. L’ouvrage le plus célèbre de cette période est le Roman de la rose. L’épopée prend, toutefois, une heureuse revanche : elle devient burlesque, satirique ; cette transformation produit le fabliau ou l’apologue de Renard, que toutes les nations de l’Europe redisent pendant deux siècles. Cette interminable satire sociale multiplie ses branches à l’infini ; la collection complète formerait plus de quatre-vingt mille vers. Renard est la négation même du principe chevaleresque du moyen âge, de l’esprit féodal ; il indique l’avènement d’une puissance nouvelle, la bourgeoisie, le tiers état, le peuple, qui réclament leur part d’action, et travaillent à constituer un droit national et démocratique.

Nous donnons ici, par ordre alphabétique, la liste des chansons de geste connues, en indiquant la date de la version la plus ancienne : Aimeri de Narbonne (première moitié du xiiie siècle) ; Aiol et Mirabel (première moitié du xiiie siècle) ; Aliscamps (xiiie siècle) ; Amis et Amiles (xiiie siècle) ; Anséis de Carthage, par Pierre de Ries (seconde moitié du xiiie siècle) ; Anséis, fils de Girbert (xiiie siècle) ; Aquin (xiiie siècle) ; Aspremont (xiiie siècle) ; Aubri le Bourgoing (xiiie siècle) ; Aye d’Avignon (xiiie siècle) ; Bataille Loquifer (xiiie siècle) ; Bastard de Bouillon (xiiie siècle) ; Baudouin de Sebourc (xive siècle) ; Berte aux grands pieds (seconde moitié du xiiie siècle) ; Beuves de Comarchis (seconde moitié du xiiie siècle) ; Beuves d’Hanstonnes (seconde moitié du xiiie siècle) ; Chanson d’Antioche (xiiie siècle) ; Charlemagne, par Girart d’Amiens (xive siècle) ; Charles le Chauve (xive siècle) ; Charroi de Nîmes (xive siècle) ; les Chétifs (xiie siècle) ; Chevalerie Ogier de Danemarche, par Raimbert de Paris (xiie siècle) ; le Chevalier au cygne (xiiie siècle) ; Couronnement de Looys (xiiie siècle) ; Doon de La Roche (xiiie siècle) ; Doon de Mayence (xiiie siècle) ; Doon de Nanteuil (xive siècle) ; Elie de Saint-Gilles (xiie siècle) ; Enfances Charlemagne (xiiie siècle) ; Enfances Godefroi, par Renaut (xiie siècle) ; Enfances Guillaume (xiiie siècle) ; Enfances Ogier, par Adenès Le Roi (xiiie siècle) ; Enfances Roland et Ogier le Danois (xiiie siècle) ; Enfances Vivien (xiie siècle) ; Entrée en Espagne, par Nicolas de Padoue (xive siècle) ; Fierabras, en provençal (xiiie siècle), et en français (xive siècle et xve siècle) ; Floovant (xiiie siècle) ; Foulque de Candie (xiiie siècle) ; Gaidon (xiiie siècle) ; Garin le Lohérain, par Jean de Plagy (xiie siècle) ; Garin de Monglane (xve siècle) ; Gaufrey (xiiie siècle) ; Girard de Roussillon, en provençal (xiiie siècle), et en français (xive siècle) ; Girard de Viane (xiiie siècle) ; Girbert de Metz (xiie siècle) ; Gui de Bourgogne (xiie siècle) ; Gui de Nanteuil (xiiie siècle et xive siècle) ; Guibert d’Andernas (xiiie siècle) ; Hélias (xiie siècle) ; Herois de Metz (xiie siècle) ; Horn (xive siècle) ; Hugues Capet (xive siècle) ; Huon de Bordeaux (xiie siècle) ; Jean de Tanson (xiiie siècle) ; Jérusalem, par Graindor de Douai (sous Philippe-Auguste) ; Jourdain de Blaives (xiiie siècle) ; Lion de Bourges (xve siècle), les Lohérains (xiie siècle) ; Macaire (xiiie siècle) ; Maugis d’Aigremont (xive siècle) ; Moniage Guillaume (xiiie siècle) ; Moniage Rainoart (xiiie siècle) ; Mort d’Aimeri de Narbonne (xiiie siècle) ; Otinel (xiiie siècle) ; Parise la duchesse (xiiie siècle) : Prise de Pampelune (xive siècle) ; Prise d’Orange (xiiie siècle) ; Rainoart (xiiie siècle) ; Raoul de Cambrai (xiiie siècle) ; Renaud de Montauban (xiiie siècle) ; Renier (xiiie siècle) ; Chanson de Roland, attribuée à Théroulde (commencement du xiie siècle) ; Roncevaux, remaniement de la Chanson de Roland (xiiie siècle) ; Chanson des Saisnes (xiiie siècle) ; la Chanson des Saxons, par Jean Bodel (xiiie siècle) ; Siège de Barbastre (xiiie siècle) ; Simon de Pouille (xiiie siècle) ; Sipéris de Vignevaux (xive siècle) ; Tristan de Nanteuil (xive siècle) ; Vivien, l’amachour de Monbran (xiiie siècle et xive siècle) ; Voyage de Charlemagne à Jérusalem (xiie siècle).


Chanson de Roland ou de Roncevaux, la plus ancienne épopée française et la plus remarquable de toutes celles qui appartiennent au cycle carlovingien. Ajoutons que c’est l’Iliade de la France, Iliade digne de son admiration, puisqu’elle excite celle de l’étranger. Le génie national ne doit pas chercher ailleurs ses premiers titres de noblesse. Il existe plusieurs versions de cette légende patriotique ; le texte le plus ancien de ce poëme a été publié pour la première fois, d’après l’unique manuscrit de la bibliothèque d’Oxford, en 1837, par M. Francisque Michel (1 vol. gr. in-8°). Il se compose de 3,996 vers, et se divise en 293 strophes monorimes, d’inégale longueur. La plupart de ces strophes, ou couplets sont terminés par la diphthongue aoi, qui n’est pas comptée dans la mesure du vers. L’éditeur, dont le glossaire laisse d’ailleurs beaucoup à désirer, n’a donné de cette particularité aucune explication. Aoi nous paraît être, en anglo-normand, une exclamation, un cri de guerre, un cri de joie, une sorte de hourra, et aussi un appel à l’attention sur ce que l’on vient de dire et sur la suite, comme : Oh ! oui ; cela est comme j’ai dit. Les vers ne sont pas régulièrement assujettis à la rime, mais seulement à l’assonance, comme dans certains vers espagnols et dans ce couplet que Molière rapporte :

        Si le roi m’avait donné
              Paris, sa grand’ville,
              Et qu’il m’eût fallu quitter
              L’amour de ma mie.

M. Génin a distribué le texte en cinq chants, dans une seconde édition amendée, que précède un travail de critique littéraire et philologique, et qu’accompagne une traduction, suivie de notes (Imprimerie impériale, 1850). M. Delécluze en a donné, en 1845, une traduction strophe par strophe, dans son excellent ouvrage intitulé : Roland ou la Chevalerie.

Outre les érudits, les poëtes de notre temps ont examiné les épopées carlovingiennes, appelées aussi chansons de geste ; au moyen âge, le mot latin gesta signifiait acte public, histoire authentique. Ces poëmes présentent deux grands caractères : l’inspiration chrétienne et l’inspiration féodale ; leur intérêt principal, c’est la fidèle peinture de la vie du moyen âge. Mais laissons un écrivain d’une riche imagination commenter le mâle génie de nos vieux poëtes, qui tous gravitent autour du sujet et du héros de la Chanson de Roland.

M. Génin attribue la Chanson de Roland au trouvère normand Théroulde, qui semble s’être nommé lui-même à la fin de son poëme ; Ci falt la geste que Turoldus declinet. On a contesté que declinet eût la signification de composer, raconter. La rédaction en a été écrite au xie siècle, du moins on en est à peu près sûr. La tradition sur laquelle est fondé le poëme remonte certainement au temps même de Charlemagne, car le fait de la mort de Roland au retour de l’expédition d’Espagne est attesté par Eginhard ; mais, pour la date précise de la composition du poëme, on ne peut rien affirmer de certain. Tout ce que l’on sait, c’est qu’il y en a eu plusieurs éditions successives, et il est bien probable que celle-ci n’est pas la première, quoique la plus ancienne de celles qui nous sont parvenues. Nous en avons deux : la première rédaction (Oxford et Venise) remonte jusqu’au milieu du xie siècle et renferme 4,000 vers ; la seconde (Paris, Châteauroux, Lyon et Venise) a environ 2,000 vers de plus, et peut être attribuée à la seconde moitié du xiie siècle. Le plan est d’une noble simplicité ; pas d’épisode parasite, de surcharge, de complication, au moins dans la forme primitive et élémentaire restituée par M. Génin. Les événements sont largement esquissés. L’Espagne est conquise ; une seule ville, Saragosse, résiste aux armes du grand Charles. Le roi africain, Marsile, qui la défend, offre au vainqueur de se soumettre, et lui envoie Blancardin. Charlemagne, à l’instigation de Roland, charge Ganelon de porter au roi infidèle les conditions de la paix. Ganelon, se souvenant que le roi sarrasin a déjà massacré deux envoyés chrétiens, craint de subir le même sort essaye de résister, et engage une dispute avec Roland. « Homme qui va là, dit-il à Charlemagne, n’en revient pas. — Vous avez le cœur trop tendre, répond Charles ; puisque je vous le commande, il vous faut y aller. » Ganelon se met en route avec l’ambassade sarrasine, et Blancardin profite de sa colère pour lui proposer une embuscade où tombera Roland. Les deux complices s’entendent, et Ganelon est amené en présence du roi Marsile. Il lui dit avec une hautaine fierté les conditions de l’empereur. Le Sarrasin irrité veut frapper de sa propre main l’insolent ambassadeur, qui se couvre de son épée, prêt à vendre chèrement sa vie. « Voilà un noble baron, s’écrient les païens avec admiration ! » Bientôt Marsile apprend de Blancardin l’engagement pris par Ganelon, et s’excuse auprès de lui de son emportement. Le traître renouvelle son serment sur les reliques que contient le pommeau de son épée, et tous trois conviennent du moment opportun pour exécuter le complot. Quand Charlemagne retournera en France, Ganelon fera en sorte que Roland soit à la tête de l’arrière-garde ; l’armée de Marsile surviendra, qui écrasera sans peine cette poignée d’hommes et tuera leur chef. Tout étant ainsi combiné, l’ambassadeur franc revint, les mains chargées de présents, vers l’empereur, et lui dit que Marsile allait envoyer vingt otages et un tribut considérable en signe de soumission, qu’il irait lui-même avant un mois à Aix recevoir la loi chrétienne et faire hommage à l’empereur. Charlemagne prépare tout pour le départ et se met en route, en dépit des songes prophétiques qui ont troublé son sommeil. Déjà le gros de l’armée descend l’autre versant des Pyrénées. Marsile a rassemblé 400,000 hommes ; il accourt vers Roncevaux. Le bruit de cette immense armée est venu jusqu’à l’arrière-garde : « Compagnons, dit Olivier, nous aurons bataille avec les Sarrasins. — Dieu nous l’octroie, répond Roland ; c’est notre devoir d’être ici pour notre roi. Pour son seigneur, on doit souffrir la peine et endurer grand chaud et grand froid ; pour lui, on doit perdre et de la peau et du poil. Que chacun pense à frapper de grands coups, pour qu’on ne chante pas de nous une mauvaise chanson. Les païens ont tort, les chrétiens ont droit ; jamais mauvais exemple ne prendra de moi. » Olivier, monté sur un rocher, voyait venir l’innombrable armée : « Ganelon le savait, le félon, le traître, dit-il à Roland. — Tais-toi, répond celui-ci, c’est mon oncle, je ne veux pas que tu en souffles mot. »

Roland pourrait mettre en déroute les nombreux bataillons des infidèles, s’il daignait réclamer l’aide de Charlemagne, en donnant de son cor d’ivoire ou oliphant. « À Dieu ne plaise, dit le héros, que j’aie corné pour des païens ; mes parents n’auront pas cette honte. Quand je serai dans la mêlée, je frapperai des milliers de coups, et vous verrez l’acier de Durandal ensanglanté. Les Francs sont bons, ils frapperont bravement, et ceux d’Espagne n’échapperont pas à la mort. » L’archevêque Turpin, monté sur un tertre, exhorte ceux qui vont mourir : « Seigneurs barons, Charles nous a laissés ici ; nous devons bien à notre roi de mourir pour lui. Aidez à soutenir la chrétienté ! Vous aurez bataille, soyez-en sûrs ; car de vos yeux vous voyez les Sarrasins. Confessez vos fautes ; demandez merci à Dieu ; je vous absoudrai pour sauver vos âmes. Si vous mourez, vous serez de saints martyrs, et vous siégerez au plus haut du paradis. » Les guerriers descendent de cheval et s’agenouillent ; l’archevêque les bénit au nom de Dieu, et, pour pénitence, leur commande de bien frapper. Cependant la lutte s’engage, mais avec des chances et des armes inégales. L’ennemi occupe les hauteurs du défilé, et fait rouler sur les pentes des quartiers de roc. Mais les héros chrétiens élèvent leur constance à la hauteur du péril ; cette phalange indomptable conserve sa position ; bientôt il ne restera que des cadavres sur le terrain. C’est alors que Roland fait retentir son oliphant, dont les sons vigoureux se répercutent d’écho en écho. Il sonna de telle sorte que le sang lui vint à la bouche. Charlemagne a entendu : « C’est le cor de Roland, s’écrie-t-il ; pour en avoir sonné, il faut qu’il soit combattant. » Ganelon le dissuade en vain d’aller au secours de son neveu ; Charlemagne fait saisir ce mauvais et malséant conseiller, et le remet aux mains de ses cuisiniers. Son armée revient en arrière pour exterminer les ennemis. Il avance, mais le péril s’aggrave ; deux combattants survivent seuls à cette sanglante hétacombe : l’archevêque Turpin et Roland, qui vient de voir expirer son frère d’armes Olivier. Les deux guerriers résistent toujours ; les Sarrasins entendent les clairons de l’armée de Charlemagne ; ils se troublent ; ils prennent la fuite. Cependant l’archevêque est mortellement blessé ; épuisé de forces et de sang, Roland retrouve assez de vigueur pour aller chercher les corps de ses compagnons et les déposer aux pieds de Turpin, qui meurt en les bénissant. Roland vit encore ; vainement il essaye de briser son épée contre un rocher, la pierre éclate sous l’acier. Alors se couchant sur l’herbe verte, la tête tournée vers l’ennemi, il la place sous lui et meurt les mains jointes. Les anges du Très-Haut viennent recueillir cette âme héroïque. Charlemagne paraît enfin avec son armée. Roland n’est plus ; mais il sera vengé par la défaite et la mort de Marsile, la destruction d’une nouvelle armée d’infidèles, le supplice et l’infamie du traître Ganelon.

Charlemagne est de retour à Aix. Aude, la fiancée de Roland, vient au-devant de lui : « Où est Roland, dit-elle ? — Tu me demandes des nouvelles d’un homme mort, répond Charles ; en échange, je te donnerai mon fils Louis. Je ne peux mieux te dire. — Ce mot m’est étrange, reprend Aude ; ne plaise à Dieu que je survive à Roland. » Et pâlissant, elle tombe aux pieds de Charlemagne. L’empereur la relève, la croyant évanouie ; mais sa tête s’incline sur ses épaules : Aude était morte. On procède ensuite au jugement de Ganelon. Pinabel de Sorence prend la défense du traître ; Thierry l’accuse et offre la bataille. Le combat judiciaire est ordonné ; Pinabel succombe, et Ganelon, jugé coupable, est écartelé.

Divers passages de ce beau poëme rappellent, il est vrai, certains traits du poëme du Cid ; mais n’oublions pas que la Chanson de Roland est bien antérieure à la romance castillane. Le plagiaire n’est donc pas le trouvère français.

Pour être juste, il faut que nous disions que si les vaincus de Roncevaux ont leur épopée funèbre, les montagnards vainqueurs ont leur hymne de triomphe sur cette même journée. Ce chant de victoire ou d’extermination, le Chant d’Altabiçar, a été enregistré par l’histoire, comme un témoignage authentique. Il est d’une étrange et sauvage beauté. Quoi qu’il en soit de la question historique, qui n’a rien à faire ici, le monument de notre gloire nationale et de notre poésie est entouré de l’admiration générale. Voici en quels termes l’a jugé M. H. Martin : « Quelle force dans cette simplicité ! quelle hauteur de sentiments exprimée dans cette langue informe encore ! quelle grande ordonnance ! quelle unité dans le plan et la marche du poëme ! quelle vérité, quelle profondeur dans les caractères ! quelles figures que celles de Charlemagne, de Roland, d’Olivier, de Ganelon, si différent du traître vulgaire des romans postérieurs ! La poésie héroïque a-t-elle, dans aucun temps et dans aucun pays, rien de plus émouvant et de plus grandiose que les incidents relatifs au cor et à l’épée de Roland, que ce bouleversement de la nature s’ébranlant tout entière en signe de deuil au moment où le héros va mourir, que le tableau de la mort de Roland et des douze pairs ? »

Ce qui distingue tout d’abord la Chanson de Roland de tout ce qu’ont produit les trouvères et les troubadours jusqu’à l’apparition de Dante, c’est l’unité de composition, l’enchaînement de l’ensemble. Il est seulement fâcheux que le poëme ne prenne pas fin après la mort même de Roland ; il est vraisemblable que cette dernière partie, hors de proportion avec le reste de l’œuvre, était moins développée dans la composition primitive, plus sobre et plus substantielle que les copies rajeunies par les trouvères. Aucune autre chanson de geste, aucune chronique rimée ne présente ni cet ordre ni cette clarté ; ici, l’invention se soumet à une constante discipline. Mais, s’il y a création, y a-t-il invention ? Tout à l’opposé des poëmes du moyen âge, dont le fond est fabuleux, même lorsque les personnages portent des noms historiques, la Chanson de Roland repose sur un canevas réel et solide ; l’histoire ne fait que se transformer en légende.

Ce qui distingue encore la Chanson de Roland, c’est l’amour de la patrie, si exceptionnel dans les œuvres du même genre ; c’est encore le caractère prêté par le poëte au personnage qui domine toute la composition. Les auteurs des poëmes carlovingiens sacrifient Charlemagne à ses barons, qui gardent le principal rôle. Le but de ces trouvères est de reporter sur les feudataires la gloire de Charlemagne, pour faire leur cour à leurs protecteurs, ennemis du pouvoir royal, qui allait se servir des communes contre la féodalité. Le poëte de la Chanson de Roland reconnaît à Charlemagne l’autorité, la grandeur, la majesté ; il glorifie cette figure imposante pour glorifier la patrie. Il nous le montre aimé et obéi de tous, souverainement juste et souverainement puissant. Le vieux poëte diffère plus encore des trouvères par sa manière de comprendre et d’exprimer l’amour, et par l’austérité du sentiment religieux. Pour décrire la mort de la belle Aude, la fiancée de Roland, il s’en tient à une expressive concision ; dans tout le poëme, on n’entrevoit que deux figures de femmes. Le contraste est plus frappant encore quant au sentiment religieux : les héros des trouvères sont des dévots formalistes, qui paradent dans leurs exercices de piété ; Roland et ses compagnons sont les soldats fervents et soumis d’une croisade. La guerre sainte devait être dans le poëme ; elle était dans tous les esprits. Le vieux poète ne prêche pas la croisade, mais il la fait pressentir. Aucune autre composition épique ne célèbre, comme la Chanson de Roland, le malheur sublime, le revers de la patrie. Toutes chantent la victoire, le succès : celle-ci a voulu