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Mais les expositions universelles ne se succèdent pas d’une année à l’autre, et, pour des motifs dont nous n’avons pas le secret, peut-être à cause de certaine brochure publiée à Bruxelles, qui révélait les mystères du conseil de guerre de Varna, la porte des affaires publiques restait fermée aux brillantes capacités de l’ancien Prince de la Montagne, qui ne savait pas dissimuler ses tendances révolutionnaires. La passion des voyages fut pour lui une heureuse diversion. Le 15 juin 1856, il s’embarqua sur la corvette la Reine-Hortense, accompagné d’un groupe choisi d’ingénieurs et de naturalistes, et visita les côtes de l’Écosse, de l’Islande et du Groenland, d’où il rapporta une collection scientifique des plus curieuses. À son retour, le prince Napoléon fut reçu membre libre de l’Académie des Beaux-Arts.

Jusqu’alors général, artiste et savant, il se révèle, en 1857, comme diplomate, et il arrange, à la satisfaction des deux partis, un démêlé survenu entre la Suisse et la Prusse, au sujet de la principauté de Neuchâtel, à laquelle renonça cette dernière puissance.

L’année suivante (24 juin 1858), l’empereur lui confia le ministère de l’Algérie et ses colonies, que le prince administra jusqu’en mars 1859. Les limites que s’est tracées le Grand Dictionnaire ne nous permettent pas d’énumérer toutes les mesures utiles dont il prit l’initiative dans son court passage aux affaires. Nous ne pouvons que consigner ici les longs et profonds regrets que sa retraite prématurée laissa surtout dans la population civile de la première de nos colonies.

Le 30 janvier 1859, le prince Napoléon épousa Marie-Clotilde de Savoie, fille de Victor-Emmanuel, roi de Sardaigne et futur roi d’Italie. Cette union était le gage d’une alliance entre les deux nations sœurs, qui allaient mêler leur sang pour la gloire de l’une et la délivrance de l’autre. La guerre éclata. On connaît la campagne d’Italie. Détaché en Toscane, à la tête du 5e corps d’armée, le prince Napoléon ne fut pas assez heureux pour prendre part aux travaux actifs de la campagne. Bien qu’ayant traversé, à marches forcées, la chaîne des Apennins, il ne put arriver sur le théâtre de la lutte qu’à la veille de la paix. C’est lui qui fut chargé, après l’entrevue de Villafranca, de traiter à Vérone des préliminaires de paix.

Jusqu’à cette époque, le prince Napoléon n’avait guère paru au sénat et n’y avait jamais pris la parole. Depuis lors, il n’y a prononcé que quatre discours. Lord Byron n’en avait prononcé que deux à la chambre des lords, et ils suffirent à sa gloire comme orateur. De même que les accents indignés du grand poëte anglais avaient troublé le sommeil des tombeaux de Westminster, la parole du prince orateur émut les échos de la vieille nécropole du Luxembourg. L’effet en fut immense. Dédaigneux des formes convenues, ennemi des phrases vides et sonores, le prince frappe à coups redoublés, comme un marteau sur une enclume. Son éloquence est abrupte, prime-sautière, un peu emportée et hors de mesure, comme toute passion forte et vraie. Deux de ces discours traitent de la question romaine, un autre de la Pologne. Mais ce ne sont pas des harangues, ce sont des charges de cavalerie qui vont droit à leur but : l’abolition du pouvoir temporel de la papauté et la résurrection de la nationalité polonaise. L’orateur se sentait dans le vrai, et il y était, lorsque, répondant à un marquis vendéen devenu sénateur de l’Empire, il rapportait qu’à son retour de l’île d’Elbe, l’empereur avait été accueilli sur son passage par les cris : A bas les émigrés ! à bas les traîtres ! Sur quoi explosion d’anathèmes dans le palais du Luxembourg. (On avait entendu : À bas les prêtres ! ) L’orateur s’explique, mais l’émotion ne se calme pas. On dirait une tempête océanique sur le lac d’Enghien. C’est que, là, le prince Napoléon retrouvait en face de lui les hommes du passé, ses éternels adversaires, qu’il avait déjà combattus à l’Assemblée législative, et avec lesquels il ne se réconciliera jamais.

L’empereur lui a, dit-on, fait compliment de son discours : félicitation très-gratuite assurément, car son ancien élève ne lui avait pas prodigué les flatteries. Qu’on en juge par cette profession de foi très-courte, mais sans ambages ni ambiguïtés :

« L’empire doit être, à l’intérieur, l’ordre sans doute, sans lequel il n’y a rien de possible, mais aussi des libertés sages et sérieuses, et, parmi ces libertés, la liberté de la presse, une des plus utiles dans un État libre, l’instruction populaire répandue sans limites, sans congrégations religieuses, la destruction des entraves administratives et du bigotisme du moyen âge, qu’on voudrait nous imposer. »

C’est avec cette netteté d’expression, due à la lucidité de la pensée, que s’est exprimé en toute occasion l’homme dont nous retraçons brièvement l’histoire. Quand on l’a suivi pas à pas dans sa vie politique, on ne conçoit point que le moindre doute puisse s’élever sur la sincérité de son langage, non plus que sur la fermeté de ses convictions.

Dans l’intervalle des sessions du sénat, le prince reprit ses voyages. Accompagné de sa jeune épouse, à qui il semble avoir communiqué ses propres goûts, il a visité successivement l’Algérie, le Maroc, l’Espagne, le Portugal, les Açores, l’Amérique, puis l’Égypte, la Syrie, le Liban, Damas, Balbeck, etc. Son excursion aux États-Unis a mis en jeu l’imagination des publicistes, qui lui prêtèrent une mission politique. C’était au plus fort de la lutte entre le Nord et le Sud. L’illustre voyageur fut reçu avec distinction, à Washington, par le président Lincoln, et, au sein des camps, par le général Mac-Clellan. Il reçut le même accueil du général sudiste Beauregard. Il visita, étudia, observa. Simple touriste, il lui était interdit par les convenances de former ouvertement des vœux pour le succès de l’une des deux causes ; mais chacun sait avec quelle liberté d’esprit, comme aussi avec quelle justesse de coup d’œil il prédit, à son retour, en y applaudissant à l’avance, le triomphe du bon droit et l’abolition de l’esclavage aux États-Unis.

Tel est l’homme. Quoique prince, il semble avoir pris pour devise la maxime si connue de Térence :

Homo sum, et nihil humani a me alienum puto-

En effet, politique, arts, sciences ou industrie, jamais question intéressant l’avenir de l’humanité ne le trouva froid ou indifférent. Au commencement de l’année 1864, la Compagnie de l’Isthme de Suez éprouvait des embarras, suscités en secret par la jalousie de l’Angleterre. Entre la Compagnie et le pacha d’Égypte, il s’était élevé un grave dissentiment, qui mettait en question l’entreprise même, et compromettait par contre-coup les intérêts des actionnaires, français pour la plupart. Le 11 février 1864, à un banquet donné en son honneur, le prince Napoléon improvisa un long discours qui fut couvert de frénétiques applaudissements. Ce discours est le chef-d’œuvre de la discussion familière, mise au service de la plus haute raison. Et, qu’on le remarque bien, même dans ses épigrammes contre l’Angleterre, il trouve le moyen d’émettre un vœu pour la liberté, tant il en garde le culte dans son cœur. « Que voulez-vous ? dit-il, il y a un mirage qui me plaît beaucoup de l’autre côté du canal, c’est le mirage de la liberté, que j’aime tant et qui m’attire !… »

L’année suivante (et c’est par ce dernier événement que nous terminons cette notice), une occasion solennelle s’offrit au prince Napoléon d’exposer plus explicitement, à ses risques et périls, ses pensées politiques, et les conséquences graves qui devaient en résulter pour lui ne rehaussent que davantage son caractère. On inaugurait, à Ajaccio, un monument élevé à la gloire de Napoléon Ier et de ses frères. En l’absence de l’empereur, qui parcourait alors l’Algérie, le prince, laissant pour un instant les fonctions de membre du conseil privé, se rendit à la cérémonie d’Ajaccio, et là, en face d’une foule immense, ou plutôt en face de toute l’Europe, il prononça un discours qui devint un événement. Nous aurions bien quelques réserves à faire sur l’éloge exagéré de l’ancien empire et sur les vues libérales que le neveu prête trop facilement et après coup, sur la foi de quelques paroles, à son glorieux oncle. Puis, au principe des nationalités qui devenait peu à peu le dogme de l’Europe moderne, on pourrait assigner un autre promoteur que ce conquérant, dont l’empire s’étendait des bords du Tibre aux bouches de l’Elbe, et qui taillait à coups de sabre, dans la carte de l’Europe, des duchés et des royaumes, sans trop de souci des affinités de race, de langage, de mœurs, de traditions, de religion et d’intérêts ; mais ce serait matière à polémique, et nous préférons signaler, dans le discours d’Ajaccio, les passages qui constituent le programme politique, clair, net et complet de l’orateur. Du reste, à l’article Bonaparte, nous avons exprimé clairement et sans ambages notre opinion sur le glorieux général de la République, et il en sera de même au grand nom de Napoléon.

Voici ce que disait le prince :

« Je crois à la nécessité de supprimer le pouvoir temporel des papes ;

« J’aime la liberté sous toutes ses formes, mais la liberté de tous ;

« La vraie liberté, c’est le suffrage universel loyalement appliqué, la liberté complète de la presse sous le droit commun, et le droit de réunion.

« Un peuple libre doit se composer d’individualités indépendantes, avec leur entier développement, et non de grains de sable qui ne sont agrégés que par le ciment de l’administration, etc., etc., etc. »

Ce discours valut à l’orateur une lettre sévère de l’empereur, à laquelle il répondit en se retirant du conseil privé et en abandonnant la présidence de l’exposition universelle de 1867. Le prince Napoléon est aujourd’hui sans autres fonctions que celles de sénateur.

Il y a en lui, nous l’avons dit, outre les traits, quelque chose du génie pénétrant et du tempérament impétueux de Napoléon Ier, puis ce dédain des petits honneurs et des petites choses, qui le pousse, comme Byron, auquel nous l’avons déjà comparé, à chercher par le monde, sur toutes les routes, le grand et le beau qu’on y rencontre trop rarement. Mais nous devons nous abstenir d’un plus ample jugement sur une vie et sur une destinée dont l’avenir garde le secret.

De son mariage, le prince a trois enfants : deux fils, nés le 18 juillet 1862 et le 16 juillet 1864, et une fille, le 20 décembre 1866.

Un point encore très-controversé chez nous, c’est le jugement à porter sur les capacités politiques du prince Napoléon : comme personne, jusqu’ici, n’a encore inventé de thermomètre pour ce cas particulier, et que l’échelle métrique est la propriété exclusive du pont Royal, les uns disent que les eaux sont hautes, et c’est la majorité… En France, nous nous complaisons dans ces sortes de jugements. Charles-Quint n’est plus ; Philippe II règne ; que faut-il penser de don Juan ? Mais comme le don Juan en question n’a pas encore eu l’occasion de se signaler à Lépante, on se tient dans les conjectures. Pourtant notre prince a prouvé maintes fois qu’il n’y a point chez lui un sang dégénéré, et que César n’amène pas nécessairement à l’esprit Laridon. Dans plusieurs circonstances se sont révélées certaines allures qui ont fixé bien des esprits vacillants. Il y a même parfois une rondeur, une vivacité, qui n’étonnent nullement ceux qui savent qu’un foyer doit lancer des étincelles. Un jour quelqu’un inondait le grand Condé de flatteries hyperboliques et le comparait à un dieu. — « Parbleu, oui, répondit le vainqueur de Rocroy, allez le demander à mon valet de chambre. » Dans le cas dont s’agit, nous avons mieux qu’un valet de chambre ; nous avons un secrétaire, un écrivain distingué, un démocrate qui a fait ses preuves, et M. Hubaine, dont l’esprit n’est nullement porté vers un enthousiasme irréfléchi, a conçu, nous a-t-on assuré, la plus haute idée du prince qui lui a fait l’honneur de l’associer à ses travaux.

Bonaparte (PORTRAIT DU PRINCE NAPOLÉON), par H. Flandrin ; Salon de 1861. Le prince, vu jusqu’à mi-jambe, presque de face, est assis dans un fauteuil de velours grenat, la main gauche à demi repliée et posée sur son genou, la droite appuyée sur le bras du siège. Il a une redingote bleu foncé et un pantalon gris. Nulle pompe, nul apparat ; aucun accessoire qui indique la haute situation du modèle. Ce portrait, fort ressemblant, mais qui, sous le rapport de l’exécution, n’est assurément pas un des meilleurs que Flandrin nous ait laissés, a obtenu un grand succès de curiosité au Salon de 1861, et a été très-diversement apprécié par la critique. M. de Calonne s’est montré des plus sévères dans son jugement : « La tête manque d’ampleur, a-t-il dit, le modelé est insuffisant, défectueux. Pour un dessinateur aussi savant et aussi scrupuleux que M. Flandrin, il y a des lacunes qui seraient impardonnables, si l’on pouvait regarder la tête comme finie. L’habit seul est fini. Probablement le modèle n’a pas donné au peintre tout le temps nécessaire pour tirer de lui cette empreinte définitive et durable que viendra interroger la postérité ! » M. Bürger reconnaît que « la tête manque de vie et de couleur, mais que cependant, sur ce masque terne et immobile, M. Flandrin a su graver fermement quelques traits caractéristiques, surtout la ligne mince et irrégulière qui accuse la bouche. » Il ajoute : « Comme souvenir du temps, sinon comme peinture, cette image sera bien intéressante à retrouver plus tard. » Écoutons maintenant M. Paul de Saint-Victor : « Le portrait du prince Napoléon est d’une beauté historique. On ne saurait mettre plus de style dans la vie, plus de signification dans la ressemblance… La tête a la gravité calme d’un buste romain. Que de vie sous le repos de ces traits d’un dessin si solide qu’ils semblent sculptés ! Les yeux regardent avec une fixité pénétrante ; la réflexion comprime les lèvres fermement arquées. Ce relief si puissant est obtenu sans effort ; les plans se lient et se cadencent par des passages d’une finesse exquise. M. Flandrin, comme Léonard, sait envelopper son modelé du plus beau fini. La tête domine dans ce grand portrait ; elle absorbe et elle retient l’attention. On ne remarque, qu’après l’avoir longtemps admirée, l’ampleur du corps que l’habit accuse comme ferait la draperie, son assiette tranquille, son abandon naturel. Il n’est pas jusqu’au fauteuil qui ne soit une merveille d’imitation énergique et sobre. C’est ainsi que les accessoires doivent figurer dans les portraits de haut style, peints de souvenir plutôt que d’après la réalité. » Nous voilà bien loin du modelé insuffisant, du masque terne et immobile, dont MM. de Calonne et Bürger nous ont parlé et pourtant l’appréciation louangeuse de M. de Saint-Victor a encore été dépassée par le lyrisme de M. About. L’article du spirituel auteur de la Question romaine a peut-être fait plus de bruit que l’œuvre même de Flandrin ; car, à côté du jugement porté sur le tableau, on y trouve un portrait politique excessivement osé du prince Napoléon. Nous n’hésitons pas à reproduire cet article, qui est certainement une des pièces les plus curieuses à joindre à l’histoire du prince. « La foule a rendu prompte justice au portrait du prince Napoléon… Dès l’ouverture du Salon, elle s’entassait autour du chef-d’œuvre, comme la limaille de fer autour d’un aimant. C’est que les grandes qualités de M. Flandrin, un peu discrètes et voilées dans la plupart de ses ouvrages, ont pris une vigueur et un éclat singuliers au contact de ce modèle… Non que M. Flandrin ait emprunté pour un jour la palette de Rubens ou de Delacroix ; non qu’il ait oublié de répandre çà et là quelques légères pincées de cendre ; mais parce que la splendeur d’une grande chose aveugle la critique elle-même sur les manques et les imperfections du détail… Le spectateur entraîné par l’admiration franchit les défauts sans les voir, comme un soldat courant à la victoire enjambe les fossés qui coupent la route… Ce portrait n’est pas seulement un beau dessin, c’est une grande œuvre, l’étude d’un esprit supérieur, le fruit d’une haute intelligence. Si tous les documents de l’histoire contemporaine venaient à périr, la postérité retrouverait dans ce cadre le prince Napoléon tout entier. Le voilà bien, ce César déclassé, que la nature a jeté dans le moule des empereurs romains, et que la fortune a condamné jusqu’à ce jour à se croiser les bras sur les marches d’un trône : fier du nom qu’il porte et des talents qu’il a révélés, mais atteint au fond du cœur d’une blessure visible, et révolté noblement contre une fatalité qui, sans doute, no pèsera pas toujours sur lui ; aristocrate par l’éducation, démocrate par instinct, fils légitime et non bâtard de la Révolution française ; né pour l’action, condamné à l’agitation sans but et au mouvement stérile ; affamé de gloire, dédaigneux de la popularité vulgaire, sans souci du qu’en dira-t-on, trop haut de cœur pour faire sa cour au peuple ou à la bourgeoisie, suivant la vieille tradition du Palais-Royal. C’est bien lui qui sollicitait l’honneur de conduire les colonnes d’assaut au siège de Sébastopol, et qui est revenu à Paris en haussant les épaules, parce que les lenteurs d’un siège lui paraissaient stupides. C’est lui qui, par curiosité, par désœuvrement, pour éteindre les ardeurs d’une âme active, est allé se promener, les mains dans les poches, au milieu des banquises du pôle Nord, où sir John Franklin avait perdu la vie. C’est lui qui a pris d’un bras vigoureux le gouvernement de l’Algérie… et qui l’a rejeté, parce que ses mouvements n’étaient pas tout à fait libres. C’est lui qui, hier encore, au Sénat, s’est placé d’un seul bond au rang de nos orateurs les plus illustres, écrasant la papauté comme un lion du Sahel écrase d’un coup de griffe une victime tremblante, puis tournant les talons et revenant à sa villa de la rue Montaigne, où l’on respire la fraîcheur la plus exquise de l’élégante antiquité. Si M. Flandrin a laissé dans l’ombre un côté de cette noble et singulière figure, c’est le côté artistique, délicat, florentin par où le prince se rapprocha des Médicis. On pouvait, si je ne me trompe, indiquer par quelque trait les grâces de cet esprit puissant, délicat et mobile, qui étonne, attire, inquiète, séduit sans chercher à séduire, et enchaîne les dévouements autour de lui, sans rien faire pour les retenir. » Comme on voit, le panégyrique est complet.