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main appuyée sur une table couverte d’un tapis et chargée de papiers, le premier consul, vêtu d’un habit de velours ronge, se détache sur un fond d’appartement orné de colonnes et d’une statue. Une charmante esquisse de ce portrait a figuré à la vente de la collection du marquis de Valori Rustichelli, au mois d’avril 1866.

Bonaparte gravissant le mont Saint-Bernard, célèbre tableau de David ; musée de Versailles. Le premier consul, en costume de général, a le haut du corps enveloppé d’un lourd manteau, dont un pan flotte au gré du vent, et la tête coiffée d’un chapeau galonné d’or ; il maintient de la main gauche son cheval qui se cabre, et montre, de la main droite, le sommet de la montagne. Il tourne son visage vers le spectateur, tandis que le cheval est vu tout entier de profil. Les noms suivants sont gravés sur le roc, au premier plan : Bonaparte, Annibal, Karolus Magnus Imp. (Charlemagne, empereur). On aperçoit, au troisième plan, les troupes qui défilent dans un sentier escarpé. Ce n’est pas là, à proprement parler, une composition historique, les fonds étant complètement sacrifiés à la figure de Bonaparte, et ne servant qu’à la faire valoir ; c’est un portrait équestre, d’une tournure fière, hardie, et d’une exécution très-savante. Le vainqueur de Marengo nous apparaît bien dans cet ouvrage, tel qu’il avait voulu être représenté, calme sur un cheval fougueux. Ce fut peu de temps après son retour d’Italie qu’il exprima le désir d’avoir son portrait peint par David. L’artiste attendait depuis longtemps l’occasion de s’occuper de ce travail. « Il accepta avec empressement, nous dit M. Delécluze (Louis David, son école et son temps), et pria le premier consul de lui indiquer le jour où il viendrait poser. — Poser ! dit Bonaparte ; à quoi bon ? Croyez-vous que les grands hommes de l’antiquité dont nous avons les images aient posé ? — Mais je vous peins pour votre siècle, pour des hommes qui vous ont vu, qui vous connaissent ; ils voudront vous trouver ressemblant. — Ressemblant ! ce n’est pas l’exactitude des traits, un petit pois sur le nez, qui font la ressemblance. C’est le caractère de la physionomie qu’il faut peindre. — L’un n’empêche pas l’autre. — Certainement, Alexandre n’a jamais posé devant Apelles. Personne ne s’informe si les portraits des grands hommes sont ressemblants. Il suffit que leur génie y vive. — Vous m’apprenez l’art de peindre, dit David après cette observation. — Vous plaisantez ; comment ? — Oui, je n’ai pas encore envisagé la peinture sous ce rapport. Vous avez raison, citoyen premier consul ; eh bien ! vous ne poserez pas. Laissez-moi faire ; je vous peindrai sans cela. » M. Delécluze ajoute que David se borna à faire des visites journalières à Bonaparte, à l’heure du déjeuner, et que l’on eut soin, d’ailleurs, de mettre à sa disposition toutes les pièces de l’habillement que le général portait à Marengo. Il est juste de dire aussi que ce n’était pas la première fois que David avait à peindre Bonaparte. M. Delécluze nous apprend lui-même que l’occasion lui en avait déjà été donnée, après la première expédition d’Italie. Le jeune général se rendit dans l’atelier du peintre, consentit à poser pendant trois heures environ, temps plus que suffisant pour mettre à bout la patience d’un homme qui ne sut jamais prendre de loisir. « David eut sans doute un pressentiment de ce qui devait lui arriver un jour, dit M. Delécluze, car il mit en œuvre tout ce qu’il avait d’habileté pratique, et acheva, dans cette séance, l’ébauche de la tête… L’ensemble du personnage n’a jamais été que dessiné au crayon blanc. L’intention du peintre était de représenter le général tenant le traité de Campo-Formio, et, à quelque distance de lui, son cheval et les personnes de sa suite. David n’a jamais touché depuis à cette tête ébauchée, fort ressemblante, admirablement peinte et pleine de vie. Elle appartient à M. le duc de Bassano, qui l’a achetée à la vente posthume des œuvres de David, et qui l’a fait lithographier. » Le portrait équestre fut exposé au Salon de 1800. David en fit faire sous ses yeux plusieurs copies, et en retoucha même quelques-unes avec grand soin. C’est une de ses productions auxquelles il attachait la plus grande importance : elle a été gravée au burin par Prévost, dans les Galeries historiques de Versailles, et sur bois, par A. Gusman, dans l'Histoire des peintres de toutes les écoles. V. ci-dessus Portraits de Bonaparte.

Bonaparte franchissant les Alpes, tableau de Paul Delaroche. — Personnages de grandeur naturelle. L’artiste s’est conformé au récit de M. Thiers : « Le premier consul gravit le Saint-Bernard, monté sur un mulet, revêtu de cette enveloppe grise qu’il a toujours portée, conduit par un guide du pays, montrant dans les passages difficiles la distraction d’un esprit occupé ailleurs… » Le mulet qui porte le futur César et sa fortune vient de gauche à droite par un sentier abrupt. Le guide, coiffé d’un bonnet que recouvre un chapeau de feutre, appuie la main droite sur le cou de l’animal, et tient de la main gauche un long bâton, avec lequel il sonde le terrain tapissé par la neige. Bonaparte, une main cachée sous son habit, l’autre découverte et posée devant lui, regarde de face ; sa physionomie énergique reflète les préoccupations qui agitent son esprit. Il porte le chapeau galonné de général, et a une ample redingote grise par-dessus son habit. À sa suite vient un officier monté sur un cheval qu’un guide mène par la bride ; mais ce groupe et un autre cavalier qu’on entrevoit vaguement sont complètement sacrifiés à la grande figure qui occupe le devant du tableau. Le paysage est des plus médiocres, et la mise en scène n’est pas irréprochable ; mais le type de Bonaparte a quelque chose d’héroïque et de saisissant. « Ce général du mont Saint-Bernard, maigre, brûlé par la fièvre de l’ambition et de la guerre, a dit M. de Pesquidoux, prête à l’illusion et enlève l’imagination mille fois plus que ce personnage gros, bouffi et songeur, qui tend à devenir le type classique du héros. Napoléon conserva plus longtemps qu’on ne croit cette apparence ferme et preste, cet extérieur méridional, alerte et nerveux, et surtout cette tête fine, creusée, si saisissante par son expression d’énergie fiévreuse et contenue. » D’après une notice publiée par M. Louis Ulbach dans la Revue de Paris, Delaroche peignit deux fois la même composition : la première fois en 1848, la seconde en 1851. Le tableau de 1848 fut acquis par lord Onslow ; celui de 1851 passa aussi en Angleterre, d’où il fut envoyé par son propriétaire, M. John Waylor, de Leighton, à l’exposition posthume des œuvres de Delaroche au palais des Beaux-Arts, en 1857. M. Alphonse François a fait, d’après ce tableau, une belle gravure qui a figuré aux Salons de 1853 et 1855. La tête de Bonaparte a été lithographiée par M. Émile Lassalle.

Bonaparte franchissant les Alpes, tableau de François Bouchot. Cette composition, qui a figuré, après la mort de l’auteur, au Salon de 1842, serait intitulée plus justement : Bonaparte, parvenu au sommet des Alpes, montre à son armée les plaines de l’Italie. La pénible ascension est, en effet, terminée : le merveilleux panorama des riches campagnes italiennes s’offre tout à coup aux regards charmés des soldats ; la beauté de ce spectacle, et plus encore l’espoir d’entrer bientôt en vainqueurs dans cette terre promise, réjouissent tous les cœurs et font oublier les fatigues, les dangers de la route. Bouchot a bien rendu l’enthousiasme qui dut s’emparer de ces héros, mal nourris et plus mal vêtus, que l’amour de la patrie et le prestige d’un jeune guerrier allaient entraîner à la conquête du monde. Debout sur un rocher recouvert de neige, au centre de la composition, Bonaparte appuie la main gauche sur la poignée de son sabre et étend la droite vers les plaines italiennes. Derrière lui sont les généraux et les officiers de son état-major. Les soldats, groupés sur les premiers plans, témoignent par leurs gestes et leurs attitudes la plus vive allégresse ; les uns agitent leurs chapeaux et leurs fusils ; les autres se penchent au bord des rochers ou grimpent aux arbres pour mieux voir. Celui-ci élève dans ses bras un de ses camarades, malade sans doute ou trop fatigué pour fendre la foule des curieux. Celui-là, épuisé et presque mourant, soulève sa tête pour regarder ce paradis italien dans lequel il ne lui sera peut-être pas donné d’entrer. Près de lui se tient un moine du mont Saint-Bernard, suivi de l’un de ces admirables chiens, célèbres par leur dévouement aux voyageurs. Dans le fond, d’autres soldats sont arrêtés sur l’un des plateaux de la montagne. Le ciel, couvert de nuages à droite, au-dessus des glaciers, s’éclaircit et s’illumine du côté gauche pour éclairer l’Italie. La composition que nous venons de décrire est distribuée avec beaucoup d’habileté, et, bien qu’on puisse lui reprocher un aspect un peu théâtral, elle impressionne assez vivement. Elle offre, dans les groupes du premier plan, plusieurs figures très-savamment et très-vigoureusement dessinées. Il existe deux gravures de ce tableau, l’une par Sixdeniers, l’autre par M. Manigaud.

Bonaparte (histoire de), série de vingt-cinq planches lithographiées par Raffet. Cette série est désignée ordinairement sous le titre d’Histoire de Napoléon ; mais celui que nous lui donnons est beaucoup plus exact, puisqu’elle prend Bonaparte à sa naissance même et le conduit jusqu’au 18 brumaire, qui forme le sujet de la vingt-quatrième planche ; la dernière composition seule retrace un fait de l’histoire impériale, Napoléon visitant le champ de bataille d’Eylau. Raffet n’avait que vingt-deux ans (1826) et travaillait encore sous les yeux de Charlet, son maître et son ami, lorsqu’il commença l’exécution de ces vingt-cinq lithographies qui, à défaut d’un mérite artistique bien élevé, ont du moins celui d’avoir été publiées en pleine Restauration, à une époque où il était de mode de dénigrer les illustrations militaires de la France. À l’exemple de Charlet, d’Horace Vernet, de Bellangé et de quelques autres encore, Raffet ne craignit pas d’évoquer les glorieux souvenirs de la République et de l’Empire. Son Histoire de Bonaparte fut bien accueillie par le public et commença sa réputation. Voici la description sommaire des planches dont cette Histoire se compose : 1° Naissance de Bonaparte. L’enfant est étendu sur un tapis représentant quelque antique victoire ; au deuxième plan, Laetitia, assise sur un canapé, est entourée de ses femmes. — 2° Prédilection de la famille Bonaparte. Charles Bonaparte et sa femme sont assis à droite. L’archidiacre Lucien, debout à gauche, tient la main de son neveu Joseph, et, montrant du geste le jeune Napoléon, semble désigner en lui le futur chef de la famille. Celui-ci a déjà le type, l’attitude et jusqu’au costume traditionnel : il est debout, la main droite passée dans l’ouverture de son habit, la gauche tenant le petit chapeau. — 3° Bonaparte au collège de Brienne. Sous les yeux des révérends pères, placés à gauche sur une terrasse, les élèves de l’école se battent à coups de boules de neige ; au milieu d’eux, Bonaparte étend la main vers une redoute élevée au fond de la cour à droite, et donne des ordres pour l’assaut déjà vivement engagé. — 4° Bonaparte faisant ses premières armes en Sardaigne. Il est debout sur la plage, le sabre à la main, le visage tourné vers l’ennemi que l’on aperçoit à droite ; il est entouré de ses grenadiers, dont l’un, agenouillé devant lui, enveloppe la blessure qu’il a reçue à la cuisse ; au premier plan, un soldat et un matelot transportent un officier blessé dans une barque amarrée au rivage. — 5° Arrivée de la famille Bonaparte en France. Bonaparte et sa famille proscrite, entassés dans une chaloupe conduite par huit rameurs, arrivent en vue du port de Marseille. — 6° Siège de Toulon. Debout sur le terre-plein d’une batterie et montrant une pièce de canon, Bonaparte explique aux généraux qui l’entourent ses plans pour réduire la ville. — 7° Bonaparte à Toulon. Suivi de ses grenadiers, il pénètre dans une batterie, saisit un général anglais et le menace de son épée. — 8° Bonaparte rendant au jeune Beauharnais l’épée de son père. Bonaparte est debout près d’une table et entouré de plusieurs généraux. L’enfant embrasse l’épée paternelle. — 9° Bonaparte arrive à l’armée d’Italie. Il est à pied, accompagné de son état-major, au milieu des montagnes. Il parle aux soldats et leur montre la route qui doit les conduire « dans les plus fertiles plaines du monde. » Les soldats acclament leur général en chef. — 10° Même sujet. Pièce supprimée dans la suite par Raffet. — 10° Bonaparte à Dego. Il est à cheval, suivi d’une escorte de hussards, et s’approche d’un général blessé qui, assis à droite et soutenu par deux soldats, lève son chapeau. Ce général, dit M. Giacomelli dans son excellent catalogue de l’œuvre de Raffet, est sans doute Clausse, qui, mortellement blessé, fit appeler Bonaparte et lui demanda d’une voix éteinte : « Diego est-il repris ? — La redoute est à nous, dit Bonaparte. — Dans ce cas, s’écria le blessé d’une voix héroïque : Vive la République ! Je meurs content ! » — 12° Bonaparte à Lodi. Il est à cheval et donne des ordres à un officier à pied qui l’écoute en soulevant son chapeau. À gauche, un artilleur pointe une pièce de canon. Dans le fond, à travers la fumée, on aperçoit le pont de Lodi chargé de combattants. — 13° Révolte de Pavie. Bonaparte entre dans la ville suivi de son état-major. À gauche, des femmes, des moines, des pénitents, ayant un curé à leur tête, sont groupés dans des attitudes suppliantes. Le général leur fait de la main un signe de pardon. Cette composition est bien supérieure aux précédentes. — 14° Entrée à Milan. Bonaparte, accompagné de quelques généraux, précédé et suivi de ses grenadiers, arrive devant un arc de triomphe. La foule, groupée sur son passage, montre plus de défiance que d’admiration. — 15° Passage du pont d’Arcole. Un drapeau dans la main gauche, un sabre dans la droite, Bonaparte s’élance sur le pont, déjà jonché de cadavres. — 16° Marche dans le désert. Le général en chef s’est approché d’un soldat épuisé de lassitude ; il prend une de ses mains et ordonne aux nègres qui le soutiennent de le placer sur son propre cheval, qu’un jeune Africain tient par la bride. — 17° Bataille des Pyramides. Bonaparte, à cheval, se retourne vers les généraux et les soldats qui le suivent et leur montre, dans le lointain, les pyramides près desquelles les mameluks sont campés. — 18° Entrée au Caire. Monté sur un cheval gris pommelé, qu’un nègre entièrement nu conduit par la bride, Bonaparte pénètre dans la ville, suivi et précédé de ses cavaliers. Des musulmans impassibles regardent passer le sultan des Français. — 19° Bonaparte fait grâce aux révoltés du Caire. C’est avec quelques variantes la composition de Guérin. — 20° Reddition de Jaffa. Quatre ou cinq musulmans, humblement prosternés, déposent leurs armes aux pieds du général assis sur l’affût d’un canon. — 21° Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa. Ici encore Raffet s’est inspiré d’une œuvre célèbre ; mais il ne l’a pas reproduite servilement. Bonaparte, arrêté devant un groupe de pestiférés, touche la poitrine d’un de ces malheureux, assis sur le bord de son lit et à demi enveloppé dans une couverture. — 22° Bataille du Mont-Thabor. Bonaparte traverse au galop le champ de bataille. Un nègre qui le voit venir arme son fusil et s’apprête à faire feu ; mais un artilleur a aperçu son mouvement et va l’arrêter d’un coup de sabre. — 23° Bataille d’Aboukir. Monté sur un cheval noir richement harnaché à l’orientale, Bonaparte s’adresse à un général qui montre, dans le fond, la déroute des Turcs. — 24° Le Dix-huit brumaire. Bonaparte est debout au centre de la composition, la tête nue, les cheveux en désordre, la main gauche fermée, la droite tendue en avant ; il s’adresse à deux membres du conseil des Cinq-Cents, revêtus du grand manteau officiel et qui s’approchent de lui. Un grenadier qui le suit écarte Arena qui lève un poignard pour frapper le premier Consul. À droite, la tribune du président ; au fond, les soldats faisant évacuer la salle. — 25° Bonaparte visitant le champ de bataille. Imitation libre du tableau de Gros.

Raffet a publié, en 1835, une autre lithographie représentant Bonaparte en Égypte, assis sur un dromadaire et couvert d’un burnous. MM. Alès et Pollet ont gravé, d’après un de ses dessins, Bonaparte en Italie, en 1797.


BONAPARTE (Lucien), prince de Canino, frère puîné de Napoléon 1er, né à Ajaccio le 21 mars 1775. C’est est sans contredit, après l’empereur, le membre le plus distingué de cette illustre famille, et c’est peut-être cette supériorité qui lui valut le rôle subalterne qu’il joua pendant toute l’épopée napoléonienne, alors que tous ses autres frères portaient des couronnes. Après être resté deux ans comme boursier au collège d’Autun, il entra à l’école de Brienne, puis termina ses études au collège d’Aix. Il habitait avec son oncle, l’abbé Fesch, lorsque la Révolution éclata, et il devint l’un des plus chaleureux partisans des idées nouvelles, pour lesquelles son enthousiasme se déclara bientôt publiquement. Paoli, de retour en Corse, avait été nommé président de la Société populaire d’Ajaccio ; après avoir entendu Lucien discourir sur la préférence que les peuples doivent donner au gouvernement républicain, il l’embrassa avec effusion, le surnomma le petit Tacite, son petit philosophe, et l’emmena à Bostino. Néanmoins, lorsqu’il rompit avec la France, il imposa à la famille Bonaparte l’alternative de le soutenir ou d’être traitée en ennemie. Le parti démocratique venait de décider l’envoi d’une commission pour implorer du secours à Paris. Lucien se fait nommer chef de cette députation, et, quelques heures après son entretien avec Paoli, s’embarque pour Marseille. Dans cette ville, enivré d’abord d’un succès oratoire éclatant, il fut si douloureusement impressionné au spectacle des excès qui étaient, hélas ! la conséquence fatale du drame révolutionnaire qui se jouait alors à Paris, qu’il abandonna ses collègues et sollicita un emploi. Nommé garde-magasin des vivres à Saint-Maximin, il s’y créa bientôt une influence sérieuse, dont il usa au profit de la modération, et n’hésita pas à résister par la force à un délégué de Barras qui venait mettre en vigueur à Saint-Maximin le système de la terreur. Toutefois, disons que la chute de Robespierre ayant été suivie dans la Midi d’une réaction qui menaçait d’être sanglante, Lucien la combattit de toute son énergie, et certes, pour le courage civil, c’était peut-être l’homme supérieur de la famille, comme l’atteste le 18 brumaire. En 1795, il épousa une jeune fille sans fortune, Mlle Christine Boyer, et fut nommé inspecteur dans l’administration militaire à Saint-Chamans, près de Cette. Bientôt il devint suspect, et un mandat d’arrêt le jeta dans les prisons d’Aix. Délivré par son frère, Lucien était résolu de dire un éternel adieu à la politique, lorsque le parti modéré triompha par la proclamation de la constitution de l’an III. Nommé successivement commissaire des guerres aux armées d’Allemagne, de Belgique, de Hollande et du Nord, il s’y occupa bruyamment de politique et se lia par conformité d’opinions Éavec les généraux Éblé et Tilly. Chargé, en 1795, des instructions de son frère, il retourna en Corse, où il apprit les victoires d’Italie et le coup d’État du 18 fructidor, auquel il applaudit. La campagne d’Égypte venait d’être décidée ; Lucien refusa d’accompagner son frère, pour entrer au Conseil des Cinq-Cents, dont il fut élu membre par le département de Liamone, bien qu’il n’eût pas atteint l’âge réglementaire et que la députation fût au complet. En face de cette manifestation populaire et séduit par la gloire de son frère, le Conseil ne s’opposa pas à son admission doublement illégale.

Partisan déclaré de toutes les idées généreuses, il soutint la liberté de conscience, se constitua l’avocat des veuves et des enfants des défenseurs de la patrie, et combattit vigoureusement le rétablissement de l’impôt sur le sel et les dilapidations scandaleuses de ceux qui maniaient les fonds destinés au service des armées ; se séparant en même temps du Directoire, il blâma l’envahissement du Piémont, la prise de Mulhouse et de Genève, et la pression exercée sur Rome républicanisée et enlevée au pape en représailles du meurtre du général Duphot, soutenant que ces mesures étaient une impolitique violation du traité de Campo-Formio. Il défendit la constitution imposée à l’Italie par son frère et se rallia ouvertement à l’opposition constitutionnelle. Placé entre le besoin de soutenir un pouvoir que menaçait une coalition étrangère, et sa répugnance à lui concéder des droits dangereux pour la liberté, il s’éleva de nouveau, malgré les avances du Directoire, contre l’impôt sur le sel, que son éloquence contribua à faire repousser. Le 18 juin 1799, le Conseil des Cinq-Cents, électrisé par ses paroles, enleva au Directoire son pouvoir discrétionnaire sur la presse, renouvela les membres du gouvernement, et nomma, pour rechercher les mesures nécessitées par les circonstances, une commission dont Lucien fit partie. Tout en s’élevant contre la politique du Directoire, Lucien proposa d’urgence la création de deux nouvelles armées contre les ennemis de l’extérieur et de l’intérieur. Cette motion fut repoussée, et le désastre de Novi vint encore accroître l’impopularité des di-