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Prise de la Bastille, « gloire populaire, » et le Passage du mont Saint-Bernard, « gloire militaire. » Dans le Passage du mont Saint-Bernard, le premier consul n’apparaissait qu’au dénoûment. Son intervention se bornait à une scène de pantomime. Pour le rôle de Bonaparte, on était allé chercher un acteur nommé Chevalier, qui, une vingtaine d’années auparavant, sous le règne même de Napoléon, avait déjà, par une apparition muette du même personnage, aux Jeux gymniques (salle de la Porte-Saint-Martin), fait courir tout Paris. Une avalanche de pièces napoléoniennes succéda au Passage du mont Saint-Bernard. Chaque théâtre voulut avoir son Bonaparte ; Bonaparte était partout, et l’on pouvait se demander qui régnait, Bonaparte ou Louis-Philippe.

Encor Napoléon, encor sa grande image !
             Ah ! que le rude et dur guerrier
Nous a coûté de sang, et de pleurs et d’outrage,
             Pour quelques rameaux de laurier !

La Gaîté joua un Napoléon en paradis qui fit surtout merveille… au paradis ; à cette apothéose succéda la Malmaison et Sainte-Hélène, de Victor Ducange, Pixérécourt et Sauvage. L’Opéra-Comique joua Joséphine ou le Retour de Wagram ; la Porte-Saint-Martin, Schœnbrunn et Sainte-Hélène. Le Cirque, qui n’avait fait que peloter en attendant partie, étala sous ce titre splendide : l’Empereur, toute une suite de tableaux qui prenait Napoléon sous le Directoire, le conduisait en Égypte à la journée de Pyramides ; au Théâtre des Arts, le soir de la machine infernale ; à Notre-Dame, pour le sacre ; à Madrid, en 1808 ; à Compiègne, pour le divorce ; à Moscou, à la Berésina, puis à Montmirail, puis à Fontainebleau, pour la scène des adieux ; puis à bord du Northumberland, puis à Longwood. Enfin le convoi funèbre et l’apothéose couronnaient cette longue épopée, dont le style n’était pas très-homérique ; mais les trois auteurs, le Poitevin Saint-Alme, Ferdinand Laloue et Adolphe Franconi, sous le nom collectif de M. Prosper, ne visaient pas à ce mérite-là. Le dialogue, on le pense bien, ne servait que d’encadrement et d’accessoire à la fusillade, aux costumes, à la reproduction animée des lithographies populaires. Dans toutes ces pièces, il est entendu que nos amis les ennemis, Autrichiens, Russes, Prussiens recevaient maints et mains horions par l’entremise de figurants gagnés à prix d’or et qui consentaient à étouffer pour quelques soirs tout amour-propre national ; mais un personnage dont personne ne voulait se charger, c’était celui d’Hudson-Lowe, sur lequel pleuvaient les malédictions, les imprécations et… les trognons de pomme. Deux acteurs se firent une réputation dans le rôle de Napoléon, Gobert à la Porte-Saint-Martin, Edmond au Cirque. Le Cirque continua indéfiniment l’épopée napoléonienne dans l'Homme du siècle, la République, l’Empire et les Cent-Jours, etc., pendant que l’Ambigu, les Variétés, le Vaudeville, l’Odéon, le Gymnase et jusqu’à Bobino et le théâtre Comte exhibaient l’historique physionomie. Il y avait un certain nombre de gestes et de poses, les mains derrière le dos, l’exercice de la lorgnette, celui de la prise de tabac, etc., qui, avec la redingote grise et le petit chapeau, étaient censés reproduire un Napoléon d’une ressemblance frappante.

La vogue des drames impérialistes n’empêcha pas la plaisanterie d’exercer ses droits à leurs dépens. Aux Variétés, dans une revue de l’année, tous les Napoléons arrivaient sur la scène, marchant à la file, en bon ordre, au pas militaire, et ayant en tête le petit Napoléon de M. Comte. Ils se rangeaient en ligne ; ils exécutaient au commandement tous les gestes et mouvements consacrés ; ils prononçaient tous à la fois les mêmes mots historiques : Soldats, je suis content de vous… Soldats, du haut des Pyramides, etc. Du reste, l’exploitation de la redingote grise ne tarda pas à paraître monotone et fatigante, et quelques gens d’esprit introduisirent leurs réserves à ces louanges éternelles entonnées en prose absurde ou en vers ridicules. Dans cette pièce du Vaudeville, par exemple, un personnage à qui l’on vient dire que Napoléon est plus grand dans l’histoire que sur les théâtres, répond : « Il le serait encore plus s’il avait toujours été de nos amis. » Or ce personnage s’appelle la Liberté politique. Précédemment, le Vaudeville avait donné Bonaparte, lieutenant d’artillerie, de MM. Duvert et Saintine. Citons encore parmi les pièces qui mirent en scène le « soldat heureux » : Napoléon à Berlin, de MM. Dumersan et Dupin, aux Variétés, et un drame retardataire de M. Alexandre Dumas, joué le 10 janvier 1831, à l’Odéon, Napoléon ou Trente ans de l’histoire de France, sans compter le Fils de l’homme, pièce signée du pseudonyme de Paul de Lussan, qui cachait Eugène Sue et Deforges. Mlle Déjazet représentait le triste adolescent tout habillé de noir qui s’appelait le duc de Reichstadt, et continuait, dans le Fils de l’homme, la mascarade androgyne et napoléonienne commencée dans la pièce dont nous avons inscrit le titre au début de cet article, Bonaparte à Brienne.

Bonaparte à Brienne est une bluette que les auteurs se sont efforcés en vain d’allonger de leur mieux pour lui donner les proportions d’une pièce véritable. Le jeune Corse taciturne, aux traits sévères, au front déjà sérieux et pensif, traduit par le nez fripon et la joyeuseté de Mlle Déjazet, voilà une anomalie bien prononcée. « Dans l’abus qu’elle a fait des rôles masculins, ou plutôt des rôles qui ne sont ni hommes ni femmes, et pour lesquels elle a eu grand tort de dédaigner ceux de son sexe, écrit Théodore Buret, la piquante actrice ne pouvait en choisir un où elle fût plus loin de la réalité. Bonaparte représenté par Mlle Déjazet ! le rapprochement se passe de commentaire. » La pièce n’en eut pas moins beaucoup de succès, et le Napoléon invraisemblable des Nouveautés fit diversion à ceux des autres spectacles. Une vingtaine d’années plus tard, la Gaîté tenta une nouvelle reprise de Bonaparte à Brienne ; le talent toujours jeune de l’actrice qui avait créé le rôle pouvait seul motiver une résurrection dont le public fit fort peu de cas (29 août 1855). Aujourd’hui, il n’y a que le Cirque qui ose encore de loin en loin allumer ses feux de Bengale en l’honneur du grand homme.

Buonaparte et des Bourbons (de), Célèbre (ou plutôt fameux, car Voltaire est célèbre, et Cartouche est fameux), célèbre pamphlet politique, écrit par Chateaubriand en 1814. En 1803, Chateaubriand écrit au premier Consul que la Providence l’a « marqué de loin pour l’accomplissement de ses desseins prodigieux, » que les peuples le regardent, et que trente millions de chrétiens prient pour lui au pied des autels. L’année suivante, l’exécution du duc d’Enghien lui arrache sa démission des fonctions de secrétaire d’ambassade à Rome. En 1812, il est un moment exilé à Dieppe, puis il revient vivre aux environs de Paris, dans une attitude de sourde opposition, et n’attendant que l’occasion de la vengeance. En mars 1814, au moment même où les étrangers coalisés entrent dans Paris, il lance sa première brochure politique, De Buonaparte et des Bourbons, pamphlet virulent, empreint de haine, où l’auteur cherche à faire oublier l’excès de sa première adulation par la violence de ses diatribes. De l’aveu de Louis XVIII, cet opuscule valut une armée à la cause de la Restauration. Les allusions contre l’empereur et contre l’Empire qui fourmillaient dans les Martyrs n’étaient qu’une amorce aux accusations véhémentes de la brochure qui nous occupe. Quelques citations, choisies sans esprit de parti, feront mieux connaître que tout ce que nous pourrions dire ce document resté fameux. Le début, au point de vue purement littéraire, en est remarquable ; jamais on n’a fait parler aux passions politiques une langue plus superbe ; jamais on n’est parti de si haut, armé de toutes les pompes du style, pour se traîner si bas dans l’injure et le mépris :

« Non, je ne croirai jamais que j’écris sur le tombeau de la France ; je ne puis me persuader qu’après le jour de la vengeance nous ne touchions pas au jour de la miséricorde. L’antique patrimoine des rois très-chrétiens ne peut être divisé : il ne périra point, ce royaume que Rome expirante enfanta au milieu de ses ruines, comme un dernier essai de sa grandeur. Ce ne sont point les hommes seuls qui ont conduit les événements dont nous sommes les témoins ; la main de la Providence est visible dans tout ceci : Dieu lui-même marche à découvert à la tête des armées, et s’assied au conseil des rois. Comment, sans l’intervention divine, expliquer et l’élévation prodigieuse et la chute plus prodigieuse encore de celui qui, naguère, foulait le monde à ses pieds ? Il n’y a pas quinze mois qu’il était à Moscou, et les Russes sont à Paris ; tout tremblait sous ses lois, depuis les colonnes d’Hercule jusqu’au Caucase ; et il est fugitif, errant, sans asile ; sa puissance s’est débandée comme le flux de la mer, et s’est retirée comme le reflux.

« Comment expliquer les fautes de cet insensé ? Nous ne parlons pas encore de ses crimes. »

Déclamation et mauvaise foi apparaissent dès les premières pages. Une excursion à travers la Révolution amène l’auteur à tracer ces lignes inqualifiables : « Il eût été naturel de rappeler nos princes légitimes ; mais nous crûmes nos fautes trop grandes pour être pardonnées. Nous ne songeâmes pas que le cœur d’un fils de saint Louis est un trésor inépuisable de miséricorde. »

En vérité !… Sa Majesté Louis XVIII daignait pardonner… Partis des hauteurs de la comédie, nous tombons dans la farce. Mais racontons, ne discutons pas : Chateaubriand ajoute d’un air parfaitement convaincu : « On désespéra de trouver parmi les Français un front qui osât porter la couronne de Louis XVI. Un étranger se présente : il fut choisi. » Après avoir rappelé la triste fin du duc d’Enghien, l’auteur s’écrie : « L’étranger, qui n’était pas encore roi, voulut avoir le corps sanglant d’un Français pour marchepied du trône de France. » Et plus loin : « Chaque nation a ses vices… Le meurtre du duc d’Enghien, la torture et l’assassinat de Pichegru, la guerre d’Espagne et la captivité du pape, décèlent dans Buonaparte une nature étrangère à la France… Buonaparte profita de l’épouvante que l’assassinat de Vincennes jeta parmi nous pour franchir le dernier pas et s’asseoir sur le trône. Alors commencèrent les grandes saturnales de la royauté : les crimes, l’oppression, l’esclavage marchèrent d’un pas égal avec la folie. Toute liberté expire, tout sentiment honorable, toute pensée généreuse, deviennent des conspirations contre l’État… »

L'administration de Buonaparte est examinée : on raconte les dangers qu’elle a fait courir à la propriété ; puis, à propos des mesures rigoureuses prises contre la liberté de la presse et la liberté individuelle, Chateaubriand s’écrie :

« Tibère ne s’est jamais joué à ce point de l’espèce humaine.

« Enfin la conscription faisait comme le couronnement de ses œuvres de despotisme… On en était venu à ce point de mépris pour la vie des hommes et pour la France, d’appeler les conscrits la matière première et la chair à canon. On agitait quelquefois cette grande question parmi les pourvoyeurs : savoir combien de temps durait un conscrit… Buonaparte disait lui-même : J’ai cent mille hommes de revenu. Il a fait périr, dans les onze années de son règne, plus de cinq millions de Français. »

Après l’administration intérieure, nous arrivons à la politique, que « Buonaparte définissait ainsi : La politique, c’est jouer aux hommes.  » Un examen des guerres et des fautes de l’ennemi qu’il poursuit conduit l’écrivain à cette conclusion : « Absurde en administration, criminel en politique, qu’avait-il donc pour séduire les Français, cet étranger ? Sa gloire militaire ? Eh bien ! il en est dépouillé. »

Descendant aux détails, Chateaubriand reproche vertement à Napoléon sa dureté envers les blessés sur le champ de bataille, son indifférence pour les mères, les épouses en larmes. Il va même jusqu’à lui refuser les dons de l’intelligence :

« Buonaparte s’est montré trop médiocre dans l’infortune pour croire que sa prospérité fut l’ouvrage de son génie ; il n’est que le fils de notre puissance, et nous l’avons cru le fils de ses œuvres… Buonaparte est un faux grand homme : la magnanimité qui faisait les héros et les véritables rois lui manque. »

Se retournant vers le vaincu, qu’il soufflette insolemment de sa grande éloquence académique, il le toise, et pour dernière injure lui dit :

« Aujourd’hui, homme de malheur, nous te prendrons par tes discours, et nous t’interrogerons par tes paroles. Dis, qu’as-tu fait de cette France si brillante ? où sont nos trésors, les millions de l’Italie, de l’Europe entière ?… Tu voulais la république, et tu nous as apporté l’esclavage… Nous ne voulons plus adorer Moloch ; tu ne dévoreras plus nos enfants : nous ne voulons plus de ta conscription, de ta police, de ta censure, de tes fusillades nocturnes, de ta tyrannie. Ce n’est pas seulement nous, c’est le genre humain qui t’accuse au nom de la religion, de la morale et de la liberté… Nous te chassons comme tu as chassé le Directoire… »

Quittant Buonaparte, l’auteur, dans la seconde partie de son pamphlet, intitulé : Des Bourbons, trace le portrait de Louis XVIII, et essaye de prouver « que, si le rétablissement de la maison de Bourbon est nécessaire à la France, il ne l’est pas moins à l’Europe entière. » La troisième partie :. Des alliés, est employée à soutenir cette thèse ; elle se termine par ces lignes, qui sont la morale ou la moralité de l’ouvrage tout entier : « Faisons donc entendre de toutes parts le cri qui peut nous sauver, le cri que nos pères faisaient retentir dans le malheur comme dans la victoire, et qui sera pour nous le signal de la paix et du bonheur : Vive le roi ! »

Tel est ce factum, dont l’influence sur les esprits fut immense. On l’a toujours jugé sévèrement. La colère, la haine, le dédain, qui font sortir l’auteur des bornes de la critique pour le précipiter dans les bas-fonds de l’invective et de la violence, ne lui font pas pourtant oublier un seul instant que la syntaxe a ses lois. Le grand artiste en bien-dire coule en bronze ses dards empoisonnés. On dirait qu’il façonne à dessein l’instrument de sa passion, afin que le Temps ne le puisse détruire et que la marque qu’il veut imprimer au front du colosse tombé ait l’éternelle durée des chefs-d’œuvre. Le pamphlet de Chateaubriand restera donc, comme un modèle du genre, si jamais, en littérature, le fond peut être sauvé par une forme d’une emphatique éloquence. Quatorze ans plus tard, quand l’auteur prit la plume pour écrire une préface à ses Mélanges politiques, il s’exprima d’assez étrange façon sur le compte de ce Buonaparte qui, la guerre une fois terminée, restait comme une gêne et comme un reproche dans son arsenal littéraire. C’était en 1828, il est vrai : ses éloquentes déclamations ne l’ont pas empêché de tomber inopinément du pouvoir le 6 juin 1824 ; aussi, il a ouvert contre le gouvernement même des Bourbons une guerre où il oublie tellement ses devoirs d’ancien ministre et sa dignité personnelle, que les journaux royalistes lui ferment la bouche par un vigoureux rappel à l’ordre et à la pudeur. Depuis lors, il s’est fait libéral, en attendant qu’il passe républicain, et le besoin d’applaudissements et l’amour de la popularité l’ont porté à flatter toutes les oppositions. Or un homme qui, tour à tour, adopte et combat toutes les causes, tous les partis ; un homme qui n’obéit jamais, dans ses diverses et brusques transformations, qu’aux inspirations de son orgueil, de son ambition, de sa rancune et de sa haine ; cet homme, lorsqu’il sent la plume brûlante dont il s’est servi jadis embarrasser sa marche, la pèse dans sa main de styliste habile et fait le mea culpa suivant :

« Buonaparte est jugé avec rigueur dans cet opuscule approprié aux besoins de l’époque. À cette époque de trouble et de passion, les paroles ne pouvaient être rigoureusement pesées ; il s’agissait moins d’écrire que d’agir ; c’était une bataille qu’il fallait gagner ou perdre dans l’opinion ; et, perdue, elle dispersait pour toujours les débris du trône légitime. La France ne savait que penser ; l’Europe, stupéfaite de sa victoire, hésitait : Buonaparte était à Fontainebleau, tout-puissant encore, et environné de 40, 000 vétérans ; les négociations avec lui n’étaient pas rompues : le moment était décisif ; force était donc de s’occuper seulement de l’homme à craindre, sans rechercher ce qu’il avait d’éminent ; l’admiration mise imprudemment dans la balance l’aurait fait pencher du côté de l’oppresseur de nos libertés. La patrie était écrasée sous le despotisme, et livrée par l’ambition de ce despotisme à l’invasion de l’étranger, etc. »

Ô tristesse ! et comme on songe involontairement, en lisant ces lignes rectificatives, à cette parole de Lamartine, qui, voyant Chateaubriand à la messe, s’écriait : « Figure de faux grand homme, un côté qui grimace. »

Pourtant ce n’était pas tout encore, et quatorze années ont fait ce beau miracle que Buonaparte a cessé d’être un monstre aux yeux du royaliste revenu des grandeurs de la royauté légitime ; s’il n’était pas mort et s’il revenait, nous verrions peut-être, spectacle vraiment touchant, « Tibère » et son féroce accusateur d’autrefois se donner la main et pactiser ensemble ; vous en doutez ? Laissez parler Chateaubriand : « Cessant lui-même d’avoir un intérêt à garder contre moi sa colère, Buonaparte m’avait aussi pardonné et rendu quelque justice. » Et le vaniteux écrivain, après cette allusion à un passage des Mémoires pour servir à l’histoire de France sous Napoléon, par M. de Montholon, ajoute : « Pourquoi ne conviendrais-je pas que ce jugement (quelques mots échappés à Napoléon) chatouille de mon cœur l’orgueilleuse faiblesse ? Bien des petits hommes, à qui j’ai rendu de grands services, ne m’ont pas jugé si favorablement que le géant dont j’avais osé détester le crime (assassinat du duc d’Enghien) et attaquer la puissance. »

Triste spectacle que celui que nous offre l’auteur de Buonaparte, si fier de deux ou trois paroles tombées des lèvres du « despote » à la face duquel il a craché, à quatorze ans de là, ses épithètes les plus sanglantes ! et combien il nous paraît petit désormais, ce terrible croisé de 1814, ce fougueux pamphlétaire, enchanté — et le criant bien haut — de ce que Buonaparte, cet « insensé, » chargé de « fautes » et de « crimes, » cet « étranger, » cet « assassin », ce « Tibère » absurde en administration, « criminel en politique, » ce « faux grand homme, » l’ait favorisé d’un souvenir et ait daigné ouvrir la bouche à son sujet !

Le pamphlet de Chateaubriand a été jugé sévèrement par tout le monde. Voici, à ce propos, l’opinion de notre historien national, de M. Thiers, dans le dix-septième volume de l’Histoire du Consulat et de l’Empire ; « En apprenant l’abdication pure et simple de Napoléon, c’est-à-dire remise faite par lui-même de sa terrible épée, les royalistes n’avaient plus gardé de mesure dans l’explosion de leurs sentiments… Jamais on n’a surpassé, dans aucun temps, dans aucun pays, l’explosion de colère qui signala la déchéance constatée de Napoléon… On n’avait pas plus maudit Néron dans l’antiquité, Robespierre dans les temps modernes. On ne le désignait plus que par le titre de l’Ogre de Corse. On le représentait comme un monstre, occupé à dévorer des générations entières pour assouvir une rage de guerre insensée. Un écrit secrètement préparé par M. de Chateaubriand dans les dernières heures de l’Empire, mais publié seulement à l’abri des baïonnettes étrangères, était l’expression exacte de ce débordement de haines sans pareilles. Dans un style où il semblait que la passion eût surexcité le mauvais goût trop fréquent de l’écrivain, M. de Chateaubriand attribuait à Napoléon tous les vices, toutes les bassesses, tous les crimes. Cet écrit était lu avec une avidité incroyable à Paris, et de Paris il passait dans les provinces… Le meurtre du duc d’Enghien, sur lequel on s’était tu si longtemps, le perfide rendez-vous de Bayonne, où avaient succombé les princes espagnols, étaient le sujet des récits les plus noirs, comme si, à la vérité déjà si grave on avait eu besoin d’ajouter la calomnie. Le retour d’Égypte, le retour de Russie, étaient qualifiés de lâches abandons de l’armée française compromise. Napoléon, disait-on, n’avait pas fait une seule campagne qui fût véritablement belle. Il n’avait eu, dans sa longue carrière, que quelques événements heureux, obtenus à coups d’hommes. L’art militaire, corrompu en ses mains, était devenu une vraie boucherie… L’immortelle campagne de 1814 n’était qu’une suite d’extravagances inspirées par le désespoir… Le monstre avait voulu détruire Paris, comme un corsaire qui fait sauter son vaisseau, avec cette différence qu’il n’était pas sur le vaisseau. Du reste, ajoutait-on, il n’était pas Français, et on devait s’en féliciter pour l’honneur de la France. Il avait changé son nom de Buonaparte, il en avait fait Bonaparte, et c’était Buonaparte qu’il le fallait appeler. Le nom de Napoléon même ne lui était pas dû. Napoléon était un saint imaginaire ; c’est Nicolas qu’il fallait joindre à son nom de famille… Naturellement, si Napoléon était un monstre auquel il fallait arracher la France, les Bourbons étaient des princes accomplis auxquels il fallait la rendre