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du pays natal. Pour les républicains purs de la Convention, Paoli était un traître : aux yeux de Napoléon, il ne fut qu’un patriote égaré, qu’il estima toujours. Et tel était chez le vieux Paoli l’ardent amour de la terre natale, que les victoires de l’enfant d’Ajaccio en Italie et en Égypte le faisaient tressaillir d’aise à Londres ; il battait bruyamment des mains et riait dans sa barbe grise à la nouvelle de ses triomphes, comme s’ils eussent été remportés pour sa propre cause. À le voir et à l’entendre, on eût dit qu’ils étaient encore tous deux dans l’intimité où ils avaient autrefois vécu. Lorsque Napoléon fut devenu consul, puis empereur, l’enthousiasme de Paoli ne connut plus de bornes. À chaque nouvelle victoire de son jeune compatriote, iL donnait un dîner, auquel Fox ne paraissait pas trop contrarié d’assister. Les choses allèrent si loin, que le ministère anglais s’en émut. C’est à Pitt surtout que cet enthousiasme déplaisait. On en fit des reproches au vieux général corse, complètement fourvoyé, qui répondit : « Vos reproches sont justes ; mais, que voulez-vous ? Napoléon est un des miens, je l’ai vu croître, je lui ai prédit sa fortune. Voulez-vous que je déteste sa gloire, et que je ne sois pas fier pour mon pays de l’honneur qu’il lui fait ? » Toutes les puissances du monde ne l’eussent pas fait sortir de là.

De son côté, Napoléon portait le plus vif intérêt à ce vieil ami de sa famille et de la liberté corse, qui s’était malheureusement trop effrayé de premières violences rendues inévitables, et dans sa plus haute fortune il a fréquemment exprimé ses sympathies. Il aurait voulu, a-t-il dit lui-même, pouvoir le rappeler, l’associer à ses entreprises et à sa gloire ; mais comment s’y prendre ? comment satisfaire à tout, dans l’entraînement de ses conquêtes, emporté comme tant d’autres dans le tourbillon vertigineux où l’avaient lancé ses passions et son génie ? Paoli mourut en 1807, dans tout l’enivrement des triomphes du vainqueur d’Austerlitz et d’Iéna, envoyant sans doute sa dernière pensée et son dernier soupir à Son jeune et brillant ami.

Peut-être n’a-t-on pas encore assez approfondi le caractère de la lutte entre Paoli et Bonaparte, ces deux génies que l’âge seul séparait et qui, nés au même jour, auraient été si puissants par leur union. Paoli n’a pas été, comme on l’a prétendu à tort, le parrain de Bonaparte ; le seul lien qui les unissait était l’amitié du général corse pour Charles Bonaparte, son ancien secrétaire, et l’un de ses partisans les plus zélés. Paoli avait aspiré avec bonheur le vent de la liberté qui soufflait sur la France ; il avait compris, dans les longues heures de l’exil, que la Corse ne pouvait se défendre seule contre toutes les ambitions qui s’élevaient autour d’elle, et parfois bien loin d’elle ; il acceptait maintenant la domination de la France comme un protectorat d’autant plus doux que son amour-propre était agréablement flatté des honneurs qu’à l’exemple des républiques grecques on lui avait rendus à Paris.

Napoléon, à cette époque encore, était plus Corse que Français ; fier des dernières pages si glorieuses de l’histoire de son pays, sur lesquelles rayonnait le grand nom de Paoli, il se fit son ombre, le suivait pas à pas, recueillant ses grands enseignements, et Paoli se prit pour lui de l’affection qu’éprouvent les vieillards pour le talent naissant qui s’incline devant eux.

Mais Paoli appartenait trop au vieux monde qui s’écroulait ; il s’effraya de la pente vertigineuse qui emportait son œuvre ; 1793 le fit trembler ; sa voix n’avait plus, d’ailleurs, sur ses compatriotes, l’influence d’autrefois ; il demanda aux Anglais un pouvoir et le respect que la France lui refusait déjà. Bonaparte, au contraire, né au milieu de l’embrasement, s’y précipita avec ardeur, et, laissant Paoli se roidir contre le mouvement, il se sépara de lui. Paoli se prit alors de haine pour son élève dont le rôle venait si subitement de changer, et qui osait lui tenir tête ; ce fut une de ces haines terribles et aveugles : si Bonaparte fût tombé entre ses mains, il l’eût certainement fait mettre à mort.

La haine des vieillards ressemble à celle des enfants, elle est oublieuse. Aussi, de nouveau vaincu, rendu à sa solitude de Londres, le vieux lion corse, négligé de ceux même dont il espérait tout, se prit à regretter la France, la France alors régénérée après ses sanglantes épreuves ; l’amour de sa patrie, cet amour passionné qui fait aimer le sol et ceux qui l’habitent, se réveilla en lui aussi puissant, aussi ardent qu’aux grands jours de sa lutte contre Gênes ; il applaudit aux succès de son ancien ennemi qui n’était plus que son élève, son compatriote, et l’astre couchant salua avec enthousiasme le nouveau soleil qui montait toujours.

Mais revenons à l’an Ier de la République. Au commencement de juin 1793, le lieutenant-colonel des volontaires corses, Bonaparte, obligé de quitter son pays livré aux Anglais, et redevenu simple capitaine d’artillerie dans les cadres réguliers des armées de la République française naissante, arriva à Marseille avec sa famille, fort dépourvu d’argent, et se logea dans les petits appartements de l’hôtel Cypières, rue Lafont. Plusieurs familles corses du parti français, chassées de l’île par la contre-révolution, vinrent aussi chercher l’hospitalité sur le continent, et, le 11 juillet 1793, la Convention nationale, sur la proposition de Collot d’Herbois, mit à la disposition du ministre de l’intérieur une première somme de 600, 000 fr. pour leur être distribuée.

Presque aussitôt après son arrivée à Marseille, le capitaine Bonaparte reçut l’ordre de se diriger sur Nice, où se trouvait déjà une partie du 4e régiment d’artillerie, auquel il appartenait. Son ancienneté l’avait porté, comme on l’a vu, au commandement de la 12e compagnie de ce régiment, qui était, à son arrivée, détachée dans les montagnes, et se trouvait en ce moment à trois lieues du camp des Fourches, en face de celui de Braous, alors occupé par l’ennemi ; mais il fut autorisé par M. Dujard, chef de brigade du régiment et commandant en chef l’artillerie de l’armée d’Italie, à rester à Nice comme chargé des détails de l’administration de plusieurs compagnies détachées à l’exemple de la sienne. Le capitaine Bonaparte avait avec lui son sergent-major, appelé Dintroz, qui était Franc-Comtois, brave et digne garçon assez instruit et qui avait une belle écriture. Il tenait à merveille les registres du jeune capitaine, qui se prit pour lui d’une véritable affection. Ils se lièrent intimement et se tutoyaient. Cette marque de familiarité se prolongea même entre eux jusqu’après l’époque où Bonaparte fut nommé général en chef de l’armée d’Italie. Il avait conçu à Nice une telle estime pour Dintroz, qu’il lui confia, en entrant en campagne, les fonctions pénibles de conducteur général d’artillerie de cette armée, avec le grade de capitaine. On raconte de cette époque une anecdote qui témoigne au plus haut degré de cette familiarité républicaine et soldatesque.

La veille de la bataille de Castiglione, le général en chef Bonaparte envoya au conducteur général Dintroz l’ordre autographe de lui faire parvenir sur-le-champ deux obusiers de six pouces. On connaît la mauvaise écriture de notre héros. Dintroz ne pouvant déchiffrer le billet, même avec l’aide des nombreux employés qui étaient avec lui au grand parc, se disposait à lui en faire demander l’explication, lorsqu’il le voit accourir au galop, et là s’établit entre eux le dialogue suivant :

Bonaparte. Pourquoi ne m’as-tu pas encore expédié ce que je t’ai demandé ?

Dintroz (bégayant selon sa coutume). Je… je… je… (très-vite) j’n’ai pas pu lire ton billet.

Bonaparte. Tu es une f… bête : apprends à lire.

Dintroz. Et toi, b…., apprends à écrire.

L’ordre fut donné de nouveau, et les obusiers ne se firent pas attendre.

Après cette campagne si brillante, loin de garder rancune à Dintroz, Bonaparte, voulant le récompenser de son zèle et de ses fatigues, lui offrit le grade de chef de bataillon d’artillerie, que celui-ci, malade et épuisé, ne put accepter, et il obtint du général en chef sa retraite, dont le brevet était accompagné d’un cadeau de 10, 000 fr. Le pauvre et brave Dintroz mourut de consomption en arrivant dans son pays.

Nous nous sommes arrêtés un peu longuement sur cette amitié militaire ; c’est parce qu’elle est caractéristique : la bonne confraternité y garde sans mélange son caractère républicain. Vieux amis d’un autre temps, le capitaine et le général ne croyaient pas la discipline violée parce qu’ils se tutoyaient et s’expliquaient en s’envoyant à la tête les épithètes de f… bête et de b….

Comme si tout devait être agitation et mouvement dans la vie de cet homme extraordinaire, il y avait à peine un mois que le capitaine Bonaparte avait quitté la Corse et qu’il était à Nice, lorsqu’il reçut du chef de brigade Dujard l’ordre de partir de Nice sur-le-champ, et de se rendre en poste à Vonges, poudrerie située dans le département de la Côte-d’Or, sur la rive gauche de la Saône, entre Auxonne et Gray. Il devait y inspecter les poudres nécessaires au service de l’armée et en presser l’envoi. Sa mission consistait surtout à empêcher que les fédérés qui s’étaient organisés à Marseille et à Avignon n’employassent ces munitions contre les troupes de la République. L’ordre verbal du chef de brigade Dujard fut porté au milieu de la nuit au capitaine Bonaparte, que l’adjudant chargé de le lui signifier trouva au travail avec Dintroz dans son appartement. Dès le lendemain, il était en route.

Le sort en était jeté. Bonaparte ne devait pas aller à tire-d’aile jusqu’à Vonges. Le 5 ou le 6 juillet, il rencontra à Valence l’adjudant général Carteaux, que le délégué de la Convention avait nommé, depuis quelques jours, général de brigade, et qui, à la tête d’une colonne de 2, 000 hommes, se disposait à partir de cette ville pour le Midi. Carteaux avait ordre de longer les deux rives du Rhône, afin de s’opposer à la jonction des fédérés de Marseille et de Nîmes, et Bonaparte fut requis par le représentant du peuple Albitte, l’un des trois délégués de la Convention nationale près de l’armée des Alpes, pour servir provisoirement dans la petite armée de Carteaux. Le voilà donc appelé à une tout autre œuvre que celle à laquelle il devait naturellement s’attendre à son départ de Marseille pour Nice, la guerre contre les Austro-Sardes dans les Alpes-Maritimes. Patience, cela viendra. Il s’agit maintenant d’avoir raison des fédérés du Midi, rebelles à la République, puis, après, des Anglais dans Toulon, œuvre plus difficile et qui sera le vrai commencement de cette étonnante fortune.

Albitte avait été délégué par ses collègues, Dubois-Crancé et Gautier, pour accomplir la première de ces œuvres ; ses pouvoirs étaient très-étendus, car, le 17 juillet 1793, ce proconsul avait annoncé à la Convention, comme chose toute naturelle de sa part, qu’il venait d’élever l’adjudant général Carteaux au grade de général de brigade. Bonaparte, ainsi requis, se rangea provisoirement sous les ordres du général Carteaux. Voilà donc le jeune capitaine attaché à l’artillerie de l’armée de celui-ci. Nous ne le suivrons pas dans tous les détails des premières opérations auxquelles il prit part dans cette campagne ; nous n’en marquerons que les points principaux. Le conventionnel Albitte, suivant l’usage, fit partie de l’expédition et l’anima de sa présence. Médiocre était sa capacité ; mais l’esprit et le courage du temps vivaient en lui, et il ne faillit pas à ses devoirs. Dès le 14 juillet, à cinq heures du soir, le général Carteaux, le représentant Albitte et le jeune Bonaparte faisaient leur entrée dans la citadelle du Saint-Esprit, que venaient d’évacuer devant eux les rebelles du département du Gard. L’armée républicaine poursuivit sa marche en passant par Orange. Elle était divisée en deux ailes : l’une, dont l’artillerie était commandée par le capitaine Bonaparte, longeait la rive droite du Rhône ; l’autre, que commandait Carteaux en personne, s’avançait le long de la rive gauche. Le 25 juillet, l’une et l’autre étaient en vue d’Avignon. Le général Carteaux, ayant sommé inutilement les insurgés qui occupaient la ville de livrer la place aux troupes de la République, l’attaqua résolument, bien que son armée fût de beaucoup inférieure à celle des fédérés ; mais sa colonne ne fut pas la seule à agir. Il savait que celle de droite venait d’entrer sans résistance à Villeneuve-lès-Avignon, et il envoya à Bonaparte l’ordre d’opérer avec l’artillerie qu’il commandait. Bonaparte, qui ne demandait pas mieux, plaça ses deux pièces de quatre en batterie sur un emplacement d’où l’on découvrait très-bien la plate-forme du rocher d’Avignon, sur laquelle les insurgés avaient établi leur artillerie de siège, et il pointa lui-même ses canons. Au premier coup, il démonta une pièce des assiégés ; au second, il tua un de leurs canonniers et cassa le bras à un autre. À ces ravages, les insurgés, voyant qu’ils ne pouvaient pas lutter contre l’artillerie républicaine, cessèrent leur feu, qu’ils dirigeaient d’ailleurs assez mal ; ils évacuèrent la ville en désordre et se retirèrent sur Saint-Rémy. Le général Carteaux entra dans Avignon avec sa colonne ce jour-là même (25 juillet 1793), tandis que la colonne de droite resta sur l’autre rive du Rhône, à Villeneuve-lès-Avignon, jusqu’au lendemain 26 ou au surlendemain 27 juillet. Ce jour-là, Bonaparte reçut des représentants du peuple en mission dans les départements méridionaux l’ordre de revenir sur la gauche, pour marcher avec un détachement de 200 hommes du 59e régiment, ses 20 artilleurs et ses deux pièces, sur Tarascon, ce qu’il fit avec l’entrain que les hommes de sa trempe mettaient à tout en ce temps-là. Le 28 juillet 1793, il entrait sans résistance dans Tarascon, au cri de : Vive la République

Le politique commençait à se dessiner en lui ; une circonstance va le prouver. Beaucaire n’est, comme on sait, séparé de Tarascon que par le Rhône, sur lequel il y avait alors un pont de bateaux. Le lendemain 29, Bonaparte se fait annoncer aux autorités de Beaucaire, rendez-vous des insurgés du Gard, et se met en marche avec 100 hommes et ses deux canons. À la vue de cette troupe marchant sur le pont, Bonaparte en tête, des cris répétés de : Vive la République ! sont poussés par un groupe de citoyens rassemblés sur la rive droite du fleuve. On les prend pour des fédérés, car ce cri était alors commun aux deux partis. En un instant les pièces sont braquées, et l’on allait faire feu, quand un délégué des représentants du peuple accourt et dit : Arrêtez ! ils sont des nôtres. — Ah ! c’est différent ; c’est très-bien, répond Bonaparte d’un air très-satisfait ; car, comme nous aurons l’occasion de le voir, il lui répugnait extrêmement d’avoir à tirer le canon contre des poitrines françaises. Alors la petite troupe républicaine entra à Beaucaire sans avoir à combattre.

Ce même soir 29 juillet 1793, le capitaine Bonaparte soupa dans une auberge de Beaucaire avec des négociants de Montpellier, de Nîmes et de Marseille. C’était à l’époque de la foire. Vers la fin du repas, il s’engagea, entre le jeune militaire et les négociants, une discussion politique sur la situation de la France ; les convives avaient chacun une opinion différente, qu’ils soutenaient avec chaleur ; et c’est cette discussion, d’ailleurs très-convenablement menée de part et d’autre, qui fait le sujet du mémorable et célèbre écrit de Bonaparte, intitulé : le Souper de Beaucaire, qu’il publia quelques jours après à Avignon, avec l’autorisation des représentants du peuple en mission dans le Midi, auxquels il l’avait communiqué.

C’est ce Souper, où les opinions républicaines de Bonaparte sont catégoriquement exposées, qui forme le sujet du petit croquis ci-contre. Inutile, ce nous semble, d’indiquer laquelle de ces quatre physionomies est celle de notre héros.

Nous ne suivrons point Bonaparte pas à pas dans le reste de cette rapide campagne, où les troupes du général Carteaux, agissant au nom de la République, arrivèrent à dissoudre l’insurrection des fédérés. Il nous suffira de dire qu’après avoir rétabli et consolidé l’autorité de la Convention à Beaucaire, Bonaparte repassa le Rhône, se porta sur Arles, et rejoignit le 8 août le général Carteaux à Saint-Martin-de-la-Crau. Mais il avait gagné les fièvres dans le Delta du Rhône, et, quelques jours après, c’est-à-dire dans la première quinzaine d’août, il sentit le besoin de prendre du repos, et se rendit au quartier général à. Avignon, où il logea chez M. Bouchet, négociant. Toujours actif, et pouvant dire comme le grand poète de l’Italie :

I miei pensier in me dormir non puono,
« Mes pensées ne peuvent pas dormir en moi, »

il consigna, dans la brochure le Souper de Beaucaire, la conversation qu’il avait eue dans cette ville le 29 juillet précédent, et l’état des opinions dans le Midi. Cet écrit, émanant d’un si jeune homme et composé dans de telles circonstances, est remarquable surtout par la sagacité des vues militaires et politiques ; il est d’un bout à l’autre plein de modération et de bon sens ; et tout ce que, à cette date, l’éloquent convive concevait de succès pour la cause qu’il avait embrassée et qui semblait si compromise aux yeux des insurgés, s’est réalisé de point en point.

C’est en août 1793 que le jeune auteur sollicita et obtint des représentants du peuple en mission dans le Midi l’autorisation de faire imprimer le Souper de Beaucaire par M. Marc Aurel de Valence, nommé imprimeur en chef de l’armée du Midi le 19 juillet 1793, et qui se trouvait en ce moment à Avignon avec une imprimerie ambulante. Bonaparte fut heureux de retrouver le père Aurel, une de ses vieilles connaissances de Valence. L’impression fut exécutée aux frais du trésor national.

C’était, en effet, une publication utile à répandre pour l’apaisement des esprits, et l’on ne doit pas être surpris que les délégués de la Convention l’aient compris cette manière. Ainsi Bonaparte défendait alors la grande cause patriotique, non-seulement de l’épée, mais de la plume, ense et calamo.

Les particularités relatives à cet opuscule nous ont paru, à double titre, dignes d’être rappelées, et nous comprenons que le prote qui en avait conservé le manuscrit signé par l’auteur y ait attaché quelque prix. Les exemplaires imprimés à Avignon en août 1793 sont devenus introuvables. Diverses causes y ont contribué. On dit, en effet, que Napoléon voulut plus tard le retirer du commerce ; mais on peut en attribuer à des causes plus naturelles la disparition presque entière. Tout le monde sait avec quelle facilité les brochures, ce qu’on appelle les plaquettes dans le commerce de la librairie, deviennent en peu de temps très-rares, sinon introuvables. D’après la lettre suivante de Louis Bonaparte, datée de Paris 4 germinal an VII (24 mars 1799), on pourrait penser que Bonaparte voulait lui-même, dès ce temps-là, retirer le Souper de Beaucaire du commerce de la librairie. Cette lettre est assez curieuse, ce nous semble, et clora, comme il le mérite, cet historique de la brochure du républicain Bonaparte.

« Paris, 4 germinal an VII.

« Louis Bonaparte, aide de camp du général en chef de l’armée d’Orient, au citoyen Aurel, imprimeur-libraire à Avignon.

« C’est chez vous, citoyen, qu’a été imprimée en 1793 une brochure ayant pour titre le Souper de Beaucaire. Si vous pouviez m’en envoyer plusieurs exemplaires, je vous en ferais passer aussitôt le prix.

« Salut et fraternité, Louis Bonaparte,

« Rue du Rocher, n° 505, près la barrière de Monceau. »

L’adresse porte :

« Au citoyen Aurel, imprimeur-libraire à Avignon, département de Vaucluse. »

Voici le début de cette brochure, remarquable à plus d’un titre :

« Je me trouvais à Beaucaire le dernier jour de la foire : le hasard me fit avoir pour convives, à souper, deux négociants marseillais, un Nîmois et un fabricant de Montpellier. Après plusieurs moments employés à nous reconnaître, l’on sut que je venais d’Avignon et que j’étais militaire. Les esprits de mes convives, qui avaient été toute la semaine fixés sur le cours du négoce qui accroît les fortunes, l’étaient dans ce moment sur l’issue des événements présents, d’où en dépend la conservation ; ils cherchaient à connaître mon opinion, pour, en la comparant à la leur, pouvoir se rectifier et acquérir des probabilités sur l’avenir, qui nous affectait différemment ; les Marseillais surtout paraissaient être moins pétulants : l’évacuation d’Avignon leur avait appris à douter de tout : il ne leur restait qu’une grande sollicitude sur leur sort. La confiance nous eut bientôt rendus babillards, et nous commençâmes un entretien à peu près en ces termes… »

Suit un dialogue où les convives prennent tour à tour la parole, avec ces mots à chaque changement d’interlocuteur : le Nîmois… le Marsellais… le Fabricant de Montpellier ; quant à l’auteur, il se désigne toujours par ce mot : le Militaire. Est-il besoin de dire que c’est ce dernier qui tient presque constamment le dé de la conversation ? Il a