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qu’en 1768 Gênes céda à Louis XV la souveraineté de l’île, comprenant que la lutte avec la France était désormais impossible, Buttafuoco fit connaître ses sentiments à Paoli, dont il avait été jusque-là le compagnon d’armes. Mais Paoli voulait pour son pays une liberté absolue. Alors les liens qui unissaient ces deux hommes furent rompus, et Buttafuoco fut déclaré traître à la patrie. Celui-ci suivit en Corse l’armée française, mais à la condition expresse qu’il ne serait jamais contraint à tirer l’épée contre ses compatriotes. Sur ces entrefaites, 1789 éclata, et Buttafuoco eut le tort de rester dévoué aux principes de l’ancienne monarchie. Les idées républicaines travaillaient profondément la Corse et la réveillaient de son engourdissement ; les partisans de Paoli sentirent renaître leur enthousiasme pour la liberté, et cette haine vigoureuse, endormie mais non éteinte, contre ce qu’ils appelaient le despotisme militaire. Dans ceux qui s’étaient ralliés à la monarchie de Louis XV, ils ne virent plus que des adversaires politiques. C’est alors que le jeune Bonaparte, gagné entièrement aux principes républicains, lança sa fameuse lettre qui accrut encore l’irritation. Il est impossible à qui ne l’a pas lue de se faire une idée de la violence avec laquelle elle est écrite. Il y a surtout, vers la fin, un passage singulièrement curieux : « Ô Lameth ! ô Robespierre ! ô Péthion ! ô Volney ! ô Mirabeau ! ô Barnave ! ô Bailly ! ô La Fayette, » s’écrie le fougueux patriote après avoir tracé le portrait le plus hideux de celui à qui il s’adresse, « voilà l’homme qui ose s’asseoir parmi vous ! Tout dégouttant du sang de ses frères, souillé de crimes de toute espèce, il se présente avec confiance sous une veste de général, inique récompense de ses forfaits ! Il ose se dire représentant de la nation, lui qui la vendit, et vous le souffrez ! il ose lever les yeux, prêter les oreilles à vos discours, et vous le souffrez ! Si c’est la voix du peuple, il n’eut que celle de douze nobles ; si c’est la voix du peuple, Ajaccio, Bastia et la plupart des cantons ont fait à son effigie ce qu’ils eussent voulu faire à sa personne. (Il avait été brûlé en effigie).

« Et vous, que l’erreur du moment, peut-être les abus de l’instant, portent à vous opposer aux nouveaux changements, pourrez-vous souffrir un traître, celui qui, sous l’extérieur froid d’un homme sensé, cache une avidité de valet ? je ne saurais l’imaginer. Vous serez les premiers à le chasser ignominieusement, dès que l’on vous aura instruits du tissu d’horreurs dont il a été l’artisan.

« De mon cabinet de Milleli, le 23 janvier an II. »

On voit que Bonaparte était admirablement préparé pour les grands jours qui s’approchaient. Par les idées et surtout par le tempérament, il était dès lors acquis à la Révolution. Mais, dans cette philippique, il y avait évidemment beaucoup d’exagération. Buttafuoco répondit au bouillant officier : « Vous voulez blâmer dans votre lettre, et vous ne connaissez les personnes que par vos souffleurs. » Il répondait en même temps à son compatriote Salicetti, qui l’avait traité d’aristocrate en pleine Assemblée nationale : « Je fus sans doute zélé royaliste, c’était un devoir ; j’ai autant loué ceux du tiers état qui ont soutenu leurs droits avec modération. Mon avis était pour la monarchie réglée et tempérée par les états généraux permanents ; ce système aurait satisfait tout le monde, mais on n’adoptait que des idées extrêmes. » Nous croyons savoir qu’en ce moment même un des descendants de Buttafuoco prépare avec un soin pieux une correspondance et des documents qui tendront à sa réhabilitation. Ces documents viendront s’ajouter à un témoignage peu connu. Napoléon, lorsque M. de Talleyrand lui rapporta ses œuvres de jeunesse, qu’il avait fait rechercher, brûla sa lettre à Buttafuoco, qu’il disait « empreinte de l’exaltation produite dans une jeune tête par les événements de la Révolution. »

Ci-dessus figure un dessin de cette grotte, dû au crayon de M. J.-P. Laurens. Nous faisons des vœux pour que ce sujet, si digne d’inspirer le pinceau, soit traité par un de nos grands artistes. Toute la difficulté consiste à être vrai, et la grotte de Milleli nous paraît un thème autrement poétique que le célèbre passage des Alpes, où la vérité historique n’a point été respectée, puisque le cheval fougueux était simplement un prosaïque mulet.

Sa bombe à Buttafuoco lancée, cet acte de patriotisme corse accompli, le citoyen avait quitté ses concitoyens, et le lieutenant d’artillerie était immédiatement parti pour aller reprendre stoïquement son service, emmenant dans cette patrie nouvelle, qui n’était pas encore même sa patrie d’adoption, son frère Louis. Le 31 janvier 1790, il était déjà à Valence, où il aimait singulièrement à se retrouver, et il y assistait à la fédération des gardes nationales du Dauphiné, du Vivarais et de la Provence, réunies sous les murs de Valence, d’après les mandats de leurs municipalités respectives. C’était un dimanche, une double fête ; et quelque chose de l’enthousiasme de ces Français récemment émancipés commença à passer dans son âme.

« Le dimanche 31 janvier 1790, dit le procès-verbal de cette fédération du Midi, sous les murs de la ville de Valence, se sont réunis, par détachements de cavalerie et d’infanterie, dix mille six cents citoyens armés. »

Il y eut ce jour-là un grand dîner chez le commandant de la garde nationale de Valence, et, le soir, chez M. Perrin, citoyen renommé par son zèle patriotique, un bal nombreux auquel assista Bonaparte. C’était ce grand mouvement national, cet enthousiasme de la liberté, qui, du jeune Corse, allait bientôt faire un Français.

Les semestriers n’étaient tenus à rentrer dans leurs corps respectifs que sur l’appel de leur chefs, et les semestres comportaient, hors de cet appel, plusieurs mois et souvent un an d’absence. Bonaparte passa environ trois mois à Valence, où il était comme en famille, chez lui, selon son expression. Il ne rejoignit son corps que le 1er juin 1790, à Auxonne, où il arriva avec son frère Louis, qu’il présenta à ses camarades comme un jeune homme qui vient observer une nation qui tend à se détruire ou à se régénérer. « Un de mes parents, ancien compagnon d’armes de Napoléon, m’a certifié avoir présentes à sa mémoire, dit M. de Coston, les expressions énergiques dont se servit Bonaparte en sa présence. » Il doutait un peu encore, comme on voit ; mais observer était son mot comme son acte favori.

C’est pendant ce second séjour de onze mois à Auxonne (du 1er juin 1790 aux derniers jours d’avril 1791) qu’il fit imprimer à Dole, chez M. F.-X. Joly, sa lettre à Buttafuoco, qui ne fut tirée qu’à cent exemplaires. Napoléon, toujours accompagné de son frère Louis, allait en corriger lui-même les épreuves chez l’imprimeur à Dole. Ils partaient d’Auxonne à pied, dès quatre heures du matin, prenaient chez M. Joly un déjeuner frugal, et se remettaient en route pour revenir à Auxonne, où ils étaient souvent de retour avant midi, ayant ainsi parcouru huit lieues de poste dans la matinée.

À Auxonne, Napoléon était à la fois et le mentor et le précepteur de son jeune frère. Le futur roi de Hollande couchait à la caserne, dans un cabinet de domestique contigu à la petite chambre qu’occupait le futur empereur. Bonaparte mettait lui-même le pot au feu, dont Louis et lui se contentaient philosophiquement.

Au rapport de M. de Coston, on n’a jamais connu à Bonaparte d’aventures galantes à Auxonne, quoique plusieurs dames peu scrupuleuses se soient vantées plus tard d’avoir eu des relations intimes avec lui. Il nous apprend, toutefois, qu’il aimait beaucoup une demoiselle Pillet, belle-fille de M. Chabert, honorable citoyen d’Auxonne, dont le salon lui était ouvert. Mlle Manesca Pillet était une belle personne, très-bien élevée ; Napoléon voulait l’épouser, et l’on avait conservé précieusement dans la maison Chabert des fiches de jeu en ivoire où le futur conquérant de l’Europe s’était plu à écrire le nom de baptême peu commun, et qui lui plaisait beaucoup, de sa prétendue.

Dans les courses qu’il aimait à faire aux environs d’Auxonne, à Dole, à Nuits, à Cîteaux, partout le jeune officier d’artillerie, d’une bonne logique et d’une langue alerte, prêtait main-forte à la cause de la Révolution, sans précisément déplaire aux aristocrates, dont cependant il combattait vaillamment les doctrines surannées. C’est ainsi qu’étant allé, au printemps de 1791, faire à Nuits une visite à M. de Gassendi, capitaine commandant au régiment de La Fère, qui avait épousé, le 4 mai 1790, la fille d’un riche médecin de Nuits, il ne tarda pas à s’apercevoir du dissentiment des opinions politiques entre le beau-père et le gendre. Le gentilhomme Gassendi, tout descendant qu’il était du philosophe de ce nom, était aristocrate, et le médecin très-chaud patriote. Celui-ci trouva dans le jeune lieutenant un auxiliaire puissant, ne déguisant rien, allant au fond des choses, rétorquant sans embarras tous les arguments de son adversaire, et il en fut si ravi que, le lendemain, au point du jour, il faisait à Bonaparte une visite de reconnaissance et de sympathie.

Le tocsin de la Révolution venait de sonner. Bonaparte, alors détaché en garnison à Nuits, a tracé de l’état des opinions à ce moment un tableau d’une vérité saisissante ; et, à ce propos, M. de Coston raconte une anecdote très-caractéristique. Il y avait, dans cette même ville de Nuits, si célèbre par ses vins, beaucoup d’aristocrates. Le maire, loin d’être patriote, s’était fait en quelque façon l’espion du parti ; il dénonçait aux ennemis de la Révolution tous ceux qui en professaient les principes, et il s’étonnait qu’on ne les pendît point en compagnie des membres les plus illustres de l’Assemblée constituante, qui n’étaient pour lui que des coquins et des brigands. Il faisait sa lecture habituelle et ses délices des Actes des Apôtres, l’insolent journal qui leur prodiguait les insultes les plus irritantes. Mais monsieur le maire de Nuits tenait surtout à ce qu’on destituât, puisqu’on était assez faible pour ne pouvoir les pendre, ceux qui n’étaient pas, comme lui, ennemis des philosophes et des novateurs. Or un dimanche, Bonaparte fut invité à souper chez MMe Marey, auprès de laquelle un de ses camarades, — que M. de Coston ne désigne que par les initiales M. R… de V…, mais dont nous n’avons, nous, aucune raison pour ne pas écrire le nom tout au long, M. Rolland de Villeneuve, — semblait fort bien établi. C’était là le repaire de l’aristocratie du canton, bien que la dame ne fût que la femme d’un marchand de vins ; mais elle avait une grande fortune et les meilleures manières du monde ; c’était la Célimène de l’endroit. Là se trouvait toute la gentilhommerie contre-révolutionnaire des environs. Le jeune officier avait donné dans un vrai guêpier. Il lui fallut rompre force lances. La partie n’était pas égale. Au plus fort de la mêlée, on annonce M. le maire. Napoléon crut que c’était un secours envoyé du ciel dans ce moment de crise. « Mais il était le pire de tous, ce maudit homme, dans son bel accoutrement du dimanche, bien boursouflé sous un grand habit cramoisi. Toute la compagnie jugea le jeune républicain perdu. Heureusement, la maîtresse de la maison, peut-être par une secrète sympathie d’opinions, car elle tenait à la famille Monge, vint au secours de Napoléon dans cette circonstance ; elle détourna constamment, avec esprit, les coups qui eussent pu porter ; elle fut sans cesse pour Bonaparte le bouclier gracieux sur lequel les armes ennemies venaient s’émousser et perdre leur force ; Mme Marey préserva de toute blessure son convive, qui a toujours conservé d’elle un agréable souvenir pour le service qu’il en avait reçu dans cette chaude affaire. »

Pour un observateur superficiel, la France, en ce moment, semblait partagée en deux camps d’égale puissance. Selon les lieux où l’on était, on pouvait se faire aisément illusion sur la force respective des partis et des opinions. Partout on rencontrait des champions des deux causes qui divisaient la France ; on discutait avec feu. Dans les salons, dans la rue, sur les chemins, dans les auberges, toutes les questions à l’ordre du jour étaient agitées ; on s’enflammait de part et d’autre ; on semblait prêts à en venir aux mains. Un patriote, c’était alors le mot consacré, pouvait croire son parti le moins fort quand il se trouvait dans les salons ou dans les réunions d’officiers, tant il se voyait en minorité ; mais, aussitôt qu’il était dans la rue ou parmi les soldats, il se retrouvait au milieu de la nation tout entière. Par instinct, par nature, Bonaparte appartenait à ce parti. Peu à peu les résistances de la cour, l’insolence des journalistes qui la soutenaient, les menaces de l’émigration produisirent un effet contraire à ce qu’on s’en était promis. Les opinions, les sentiments du jour ne laissèrent pas que de gagner jusqu’aux officiers mêmes, surtout après le fameux serment à la Nation, à la Loi et au Roi. C’est à ce sujet que Napoléon a dit : « Jusque-là, si j’eusse reçu l’ordre de tourner mes canons contre le peuple, je ne doute pas que l’habitude, le préjugé, l’éducation, le nom du roi, ne m’eussent porté à obéir ; mais, une fois le serment national prêté, c’était fini : je n’eusse plus connu que la nation. Mes penchants naturels se trouvaient dès lors en harmonie avec mes devoirs, et concordaient à merveille avec toute la métaphysique de l’Assemblée. Toutefois, les officiers patriotes, il faut en convenir, ne composaient que le petit nombre ; mais, avec le levier des soldats, ils conduisaient le régiment et faisaient la loi. Les camarades du parti opposé, les chefs même recouraient à eux dans les moments de crise. »

Telles étaient la véritable situation de la France et les très-vives et très-sincères opinions de Napoléon Bonaparte, lorsqu’il reçut, 1er avril 1791, son brevet de lieutenant en premier au régiment de Grenoble, qui tenait alors garnison à Valence. Il partit en conséquence d’Auxonne avec son frère Louis, de l’éducation duquel, comme nous l’avons vu, il s’était chargé.

On a dit qu’à Auxonne Bonaparte avait laissé quelques dettes : un billet de 100 livres entre les mains d’un marchand de drap pour fournitures d’étoffes ; un autre de 15 livres à un fournisseur pour le prix d’une épée de rencontre à poignée de cuivre doré, et une reconnaissance d’une petite fourniture de bois : voilà des dettes honorables. L’entretien de son frère Louis sur sa solde l’obligeait d’ailleurs à la plus sévère économie. Plus tard, sous l’Empire, le marchand de drap, M. Louvrier, se vantait, avec une prétention d’assez mauvais goût, d’avoir fourni à Napoléon son premier habit d’uniforme et ses premières épaulettes de lieutenant. Sous la Restauration, le drapier donna bassement une autre direction aux fils de sa trame : quand il racontait l’anecdote, il ajoutait, mensongèrement sans doute, que le drap du lieutenant n’avait été payé que par le premier Consul.

Du commencement de mai 1791 au 1er octobre de la même année, nouveau séjour de Napoléon à Valence. C’était pour la seconde fois qu’il y tenait garnison. Comme un chef de famille qui suivrait l’éducation d’un fils, il avait auprès de lui son frère Louis, qu’il avait toujours dirigé à Auxonne.

Un matin, que M. Parmentier, chirurgien-major du 4e régiment d’artillerie, se trouvait dans la chambre de Napoléon, le jeune Louis entra les yeux rouges et un peu gros, comme quelqu’un qui a dormi plus longtemps que de coutume. Bonaparte fit observer avec quelque sévérité à son jeune frère qu’il s’était oublié dans son lit. Louis s’excusa timidement en disant qu’il venait de faire un songe agréable, qu’il avait rêvé qu’il était roi. « — Toi, roi ! répliqua Bonaparte avec une légère pointe d’ironie ; quand tu seras roi, je serai empereur. » M. Parmentier, qui avait assisté à ce petit dialogue, aimait plus tard à répéter cette anecdote.

Fidèle à ses anciennes affections, Bonaparte voulut habiter la première chambre qu’il avait occupée chez Mlle Bou ; elle n’était pas libre, et il s’installa avec Louis dans une autre pièce plus grande, au premier étage et prenant jour sur la rue de l’Équerre. Il ne trouva plus dans sa nouvelle garnison tous ceux qu’il y avait connus, ni M. de Grave, évêque de Valence, mort en 1788 à Paris ; ni l’abbé de Saint-Ruf, mort quelque temps auparavant, le 4 avril 1791 ; mais il y revit ses autres amis, ainsi que Mlle du Colombier, auprès de laquelle il reprit presque toutes ses anciennes habitudes. Seulement, son nouveau grade le contraignait, par bienséance, à manger avec les lieutenants du régiment, qui prenaient leur pension chez un sieur Geny, traiteur, qui tenait alors l’hôtel des Trois-Pigeons, rue Pérollerie. Quant à son frère, il mangeait avec Mlle Bou, dans un salon-cuisine de l’arrière-fond du café. Il s’abonna de nouveau au cabinet littéraire de M. Aurel, où on le voyait fort assidu.

Cependant, la Révolution marchait, et le patriotisme de Bonaparte devenait de jour en jour plus ardent. Il entra dans la Société des Amis de la constitution, dont il fut successivement secrétaire et président, cumulant ces fonctions avec celles de bibliothécaire.

La Société des Amis de la constitution de Valence, d’abord composée de vingt-cinq membres, tint sa première séance chez Mlle Bou et dans son café ; d’autres séances eurent lieu dans le cabinet littéraire de M. Aurel ; plus tard, le 3 juillet 1791, après la fuite du roi, cette société, dans laquelle Bonaparte fit recevoir deux officiers supérieurs de son régiment, MM. de Mauroy et de Campagnol, se réunit dans l’église de Saint-Ruf, avec vingt-deux sociétés patriotiques des départements de la Drôme, de l’Isère et de l’Ardèche ; et, dans cette espèce de fédération, Bonaparte prononça un chaleureux discours. Dans une lettre du 27 juillet 1791, écrite à M. Naudin, commissaire des guerres, qu’il avait connu et avec lequel il s’était lié à Auxonne, il parle de sa sollicitude pour la mère patrie, et il s’exprime avec une grande vivacité sur cette réunion du 3 juillet, où fut prêté le serment civique. « Ce pays-ci est plein de zèle et de feu, dit-il. Dans une assemblée composée de vingt-deux sociétés des trois départements, on fit, il y a quinze jours, la pétition que le roi fût jugé.

Mes respects à Mme Renaud, à Marescot et à Mme de Goi. J’ai porté un toast aux patriotes d’Auxonne, lors du banquet du 14. Ce régiment-ci est très-sûr en soldats, sergents et la moitié des officiers. »

Le post-scriptum surtout est remarquable :

« P.-S. Le sang méridional coule dans mes veines avec la rapidité du Rhône ; pardonnez donc si vous avez de la peine à lire mon griffonnage. » Griffonnage, en effet, dit M. de Coston, griffonnage dont nous avons sous les yeux un fac-similé qui témoigne à lui seul de la chaleur de ce sang méridional qui coulait dans les veines de Bonaparte « avec la rapidité du Rhône. »

Tout le monde, à Valence, parlait des ardeurs révolutionnaires du jeune lieutenant. M. de Campagnol, son colonel, ne les partageait point, non plus que ses autres chefs et quelques-uns de ses camarades. On commençait à se diviser plus sérieusement que par le passé. La fuite du roi était l’objet de toutes les conversations, et, comme on l’imagine bien, était diversement jugée. Il fallait avoir été élevé dans la foi monarchique la plus aveugle ou la plus servile, pour ne pas voir un acte coupable au plus haut degré dans cette désertion, dans ce passage à l’ennemi du chef militaire et civil d’un grand empire, pour aller se mettre à la tête ou se laisser remorquer à la queue des émigrés et des armées liguées contre la France. Bonaparte pensait comme ceux qui jugeaient que cette fuite à l’étranger n’était ni d’un roi, ni d’un honnête homme, ni d’un homme courageux ; il mit même tant de vivacité dans ce blâme au moment du retour de Louis XVI, que M. de Campagnol, très-bon royaliste, s’en souvint quand Louis XVI eut été refait roi par l’assemblée. Bonaparte reçut une forte admonestation sur sa chaude participation aux séances des Amis de la constitution, et lorsque, au commencement d’août 1791, il sollicita un congé, ce congé lui fut positivement refusé ; mais, avec sa puissance de volonté ordinaire, il tourna la difficulté en s’adressant directement au baron du Teil, l’ancien commandant de l’école d’Auxonne, qui avait toujours eu beaucoup de bonté pour lui, et qui était alors maréchal de camp, inspecteur général de l’artillerie du VIe arrondissement, comprenant l’école et la place de Valence. Celui-ci lui fit accorder par le ministre de la guerre un congé, au grand déplaisir des chefs immédiats du lieutenant, que M. du Teil n’en avait nullement prévenus. Paris l’attirait en ce moment : il en respirait de loin l’esprit, et sentait qu’il y avait quelque chose à voir et à juger, et aussi quelque chose à faire pour la cause de son pays natal. En effet, avec cet esprit pratique qu’il mêla toujours à son enthousiasme, il avait rédigé pour le ministre de la guerre un mémoire qu’il voulait lui présenter et lui expliquer de vive voix. Dans ce mémoire, il proposait d’armer les gardes nationales corses avec les fusils d’artillerie qu’on venait de