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1787, lorsque Napoléon y arriva le 1er mai 1788, et il devait y rester jusqu’au 1er septembre 1789. C’est à Auxonne que le jeune officier atteignit sa vingtième année, et il a laissé dans cette ville, comme à Valence, des souvenirs très-précis près de tous ceux qui l’ont connu dans cette garnison. Sa manière de vivre et d’être étonnait et occupait tout le monde. Il avait loué une chambre dans la maison du professeur de mathématiques de l’École d’Auxonne, M. Lombard, qui l’avait pris en grande amitié, et qui, comme s’il eût pressenti les hautes destinées qui attendaient son élève, ne cessait de répéter : Ce jeune homme ira loin. Bonaparte était très-studieux et très-assidu aux leçons du savant professeur. Il donnait au travail presque tout le temps que son service n’exigeait pas, et, pour être moins souvent dérangé, il allait sans façon manger un peu de bouillie de maïs ou de millet chez une bonne femme qui demeurait dans la maison. Quand il se promenait, il avait toujours des livres ou des papiers à la main. Il dirigeait le plus souvent ses pas vers le village de Villers-Rôti, à une lieue d’Auxonne, et s’asseyait là sous un vieux et gros tilleul, qu’on appelait l’arbre de Sully, parce qu’il avait été planté un jour que l’ami de Henri IV passait par là pour se rendre à Autun. Dans ses courses, il s’arrêtait souvent pour tracer sur le sable du chemin des figures de géométrie avec le bout de son épée. Une de ses promenades favorites était la grande chaussée établie à l’extrémité du pont sur la Saône. Arrivé à une chaumière qui était au bout de cette chaussée, il s’y faisait servir une tasse de lait ou de café, qu’il prenait toujours l’un ou l’autre pur. Cette chaumière prit plus tard et conserva jusqu’à la Restauration le nom de Café Bonaparte.

Il n’aimait pas, comme il disait « qu’on l’empêchât de penser. » Or presque tous les officiers de la garnison d’Auxonne se prirent, vers ce temps-là, d’une belle passion pour la musique, et ils déchiraient impitoyablement, jusque très-avant dans la nuit, les oreilles de leurs voisins. On se plaignit au commandant d’école, qui n’était pas plus tendre que mélomane, et il défendit ce tapage depuis la retraite jusqu’au roulement du matin ; mais dans le jour le vacarme était permis, et à quelques-uns il paraissait insupportable. De ce nombre était le lieutenant Bonaparte, qui faillit avoir un duel à propos de musique. C’était se mettre en flagrante contradiction avec les principes du maître à chanter du Bourgeois gentilhomme, qui prétendait que si les hommes ne s’entendent pas entre eux, c’est parce qu’ils ne savent pas la musique. Un de ses camarades du même grade, logé au-dessus de lui, (M. Belli de Bussy, qui depuis fut son aide de camp pendant la campagne de France) avait pris le goût de sonner du cor, et l’assourdissait de manière à le distraire de toute espèce de travail. Bonaparte le rencontre dans l’escalier : « Mon cher, vous devez bien vous fatiguer avec votre maudit instrument. — Mais non, pas du tout. — Eh bien, vous fatiguez beaucoup les autres. — J’en suis fâché. — Mais vous feriez mieux d’aller sonner de votre cor plus loin. — Je suis maître de ma chambre. — On pourrait vous donner quelque doute là-dessus. — Je ne pense pas que personne fût assez osé. » Duel arrêté. Dans le régiment de La Fère, à moins de courir la chance d’être renvoyés, deux lieutenants ne pouvaient se battre qu’après avoir préalablement fait juger le duel par leurs camarades, qui décidaient s’il aurait lieu ou non. Le conseil décida en cette occasion qu’en effet ce vacarme du cor trop prolongé ne pouvait pas se produire quotidiennement sans préjudice pour les voisins, et qu’à l’avenir on irait donner du cor à pleins poumons dans les forêts.

Les deux lieutenants devaient avoir une fortune bien diverse ; M. Belli de Bussy se retira de bonne heure du service ; mais l’empereur prouva en 1814 à M. Belli de Bussy qu’il avait oublié la rancune du lieutenant. Lors de la grande invasion, le patriotisme se réveilla dans l’aristocrate, qui trouva l’occasion de donner à son ancien adversaire des renseignements importants sur la position de l’ennemi, dans cette terrible lutte qu’on a appelée si justement la campagne de France. Napoléon le nomma d’emblée son aide de camp, avec le grade de colonel d’artillerie, et, pour subvenir aux frais de son équipement, lui remit sur le Trésor un bon de 25, 000 fr. À la place du petit caporal, Henri IV, qui aimait la plaisanterie en action, l’aurait nommé son grand-veneur pour qu’il pût donner du cor tout à son aise ; malheureusement, à cette triste époque, il s’agissait de courre autre chose que les daims et les sangliers.

Un autre souvenir du séjour de Bonaparte à Auxonne se rattache à une anecdote ultérieure. En cette année 1788, le général du Teil ordonna, dans le polygone d’Auxonne, divers travaux dont il chargea le lieutenant Bonaparte, auquel il adjoignit le sieur Floret, alors sergent au régiment d’artillerie de La Fère. Le commandant d’école, qui était sévère, trouvant que ses instructions n’avaient pas été suivies, mit le lieutenant aux arrêts et le sergent en prison.

À une affaire assez importante de la première campagne de Saxe, sous l’ex-lieutenant Bonaparte alors passé empereur, ce même Floret, qui était devenu capitaine-commandant d’artillerie au 1er régiment à pied, ayant tardé à venir se mettre en ligne, l’empereur Napoléon arrive : « Monsieur Floret, s’écria-t-il, votre batterie est toujours en retard !… Je vous ferai arrêter à la tête de votre compagnie ! — Sire, si vous me faites arrêter, ce ne sera pas le moyen de me faire aller plus vite, » répondit froidement le capitaine. Ce mot fit sourire l’Empereur. Deux jours après, Napoléon rencontrant cet officier, et ne pensant plus à ce qui s’était passé, s’approche de Floret, cause amicalement avec lui, et lui rappelle, entre autres choses, le temps où ils étaient en garnison à Auxonne. « Te souviens-tu, dit-il en lui tirant l’oreille, de ces travaux que nous fûmes chargés d’exécuter au polygone ? — Oui, sire. — Te rappelles-tu que nous les effectuâmes si mal, que le sergent Floret fut mis en prison pour huit jours, et le lieutenant Bonaparte aux arrêts pendant vingt-quatre heures ? — C’est vrai, sire, répondit Floret avec une sorte de vivacité ; vous avez toujours été plus heureux que moi. »

Ces anecdotes sont charmantes, et la vie militaire de Napoléon, comme celle de plusieurs autres grands capitaines, en est remplie. Seulement ici, on rencontre une vivacité, une bonne humeur de corps de garde, en un mot, une grognardise qui ne se trouve que rarement ailleurs.

Le séjour de Bonaparte à Auxonne, ou bien, pour les besoins du service, dans des lieux peu éloignés, à Seurre et à Autun, fut d’un an et quatre mois (du 1er mai 1788 au 1er septembre 1789). Il avait dans cet intervalle, comme nous l’avons dit, atteint sa vingtième année. Une émeute ayant éclaté à Seurre au commencement de 1789, le marquis de Gouvernet, lieutenant général, commandant en chef le duché de Bourgogne, envoya de Dijon à Auxonne l’ordre d’en faire partir immédiatement pour Seurre un détachement de cent hommes du régiment d’artillerie de La Fère. Ce détachement était commandé par M. de Menoir, lieutenant en premier, qui devint colonel d’artillerie sous le Consulat, et par Bonaparte, lieutenant en second. Heureusement encore, comme à Lyon, ce détachement n’eut point à sévir ; l’ordre s’était rétabli de lui-même. On jugea nécessaire cependant de laisser là quelque temps ce détachement.

Ici encore se place une petite anecdote caractéristique. À Seurre, Bonaparte était logé chez le procureur de cette petite ville. Celui-ci, voulant régaler son hôte d’une distraction, donna en son honneur un bal, auquel il invita tous ses amis et les personnages marquants de la localité. Minuit venait de sonner ; tous les violons étaient en branle depuis deux heures, et notre lieutenant n’avait pas encore paru. Le maître de la maison monte à la chambre de son hôte, frappe à la porte, entre et le trouve couché tout de son long sur des plans. Comme Archimède au milieu du sac de Syracuse, il n’avait entendu ni la musique ni le sourd retentissement des sauts et des galops des danseurs, qui faisaient trembler la maison, lui dont l’oreille s’était montrée si délicate à l’occasion du cor de chasse de M. de Bussy. Sur les instances du procureur, Napoléon se rendit au bal, où il ne resta que trois quarts d’heure. Pendant son séjour à Seurre, le jeune Bonaparte fut remarqué comme étant très-studieux, très-sérieux, très-liseur et peu communicatif ; on s’aperçut aussi qu’il était moins que recherché dans sa tenue. Cette remarque avait été faite également à Auxonne, où sa mise simple, presque négligée, contrastait avec celle de plusieurs de ses camarades, qui étaient très-élégants, et donnaient autant d’heures aux soins de leur toilette que Napoléon en donnait à l’étude et à la méditation. Une autre remarque que l’on fit encore, c’est qu’une riche bibliothèque de la ville ayant été mise à sa disposition, les ouvrages qu’il recherchait avec le plus d’avidité étaient ceux qui traitaient des révolutions chez les peuples. Les préoccupations du patriote corse semblent, dès cette époque, avoir commencé à dominer fortement son esprit. On a de lui, du 12 juin 1789, une lettre politique écrite d’Auxonne à Paoli, qui était alors en Angleterre, lettre dans laquelle il entretient le citoyen démocrate de son Histoire de Corse, lettre curieuse à plus d’un titre et qui témoigne hautement des sentiments qui l’agitaient déjà à cette époque.

On sait ce qu’était Pascal Paoli. Né le avril 1725, d’Hyacinthe Paoli, au village de Stretta, paroisse de Rostino, en Corse, il avait été nommé général de la nation en 1755, par une assemblée tenue au couvent des frères servites de San-Antonio-di-Casabianca, et, le 13 juin 1769, après d’infructueux efforts pour rendre l’indépendance à son pays (quelques mois avant la naissance de Napoléon), il s’était embarqué pour Livourne, puis pour Londres, où il avait vécu depuis, loin de sa patrie annexée à la France. Le père de Napoléon, Charles-Marie Bonaparte, avait combattu avec lui pour cette indépendance, qui lui était chère ; ainsi c’est à cet ancien ami de sa famille, mais surtout au chef de l’ancien parti national, que le jeune homme corse adressait cette lettre, qui fut trouvée en 1797, à Corte, dans les papiers de Paoli, qui venait de quitter sa patrie pour la troisième et dernière fois.

« Général,

« Je naquis quand la patrie périssait. Trente mille Français, vomis sur nos côtes, noyant le trône de la liberté dans des flots de sang, tel fut le spectacle odieux qui vint le premier frapper mes regards. « Les cris du mourant, les gémissements de l’opprimé, les larmes du désespoir environnèrent mon berceau dès ma naissance.

« Vous quittâtes notre île, et avec vous disparut l’espérance du bonheur ; l’esclavage y fut le prix de notre soumission. Accablés sous la triple chaîne du soldat, du légiste et du percepteur d’impôts, nos compatriotes vivent méprisés…, méprisés par ceux qui ont les forces de l’administration en main. N’est-ce pas la plus cruelle des tortures que puisse éprouver celui qui a du sentiment ? L’infortuné Péruvien périssant sous le fer de l’avide Espagnol éprouvait-il une vexation plus ulcérante ? Les traîtres à la patrie, les âmes viles que corrompit l’amour d’un gain sordide ont, pour se justifier, semé des calomnies contre le gouvernement national et contre votre personne en particulier. Les écrivains, les admettant comme des vérités, les transmettent à la postérité.

« En les lisant, mon ardeur s’est échauffée, et j’ai résolu de dissiper ces brouillards, enfants de l’ignorance. Une étude de la langue française commencée de bonne heure, de longues observations, et des mémoires puisés dans les portefeuilles des patriotes m’ont mis à même d’espérer quelque succès… Je veux comparer votre administration avec l’administration actuelle… Je veux noircir du pinceau de l’infamie ceux qui ont trahi la cause commune… Je veux appeler au tribunal de l’opinion ceux qui gouvernent, détailler leurs vexations, découvrir leurs sourdes menées, et, s’il est possible, intéresser le vertueux ministre qui gouverne l’État (c’était alors Necker) au sort déplorable qui nous afflige si cruellement.

« Si ma fortune m’eût permis de vivre dans la capitale, j’aurais eu sans doute d’autres moyens pour faire entendre nos gémissements ; mais, obligé de servir, je me trouve réduit au seul moyen de la publicité ; car, pour des mémoires particuliers, ou ils ne parviendraient pas, ou, étouffés par la clameur des intéressés, ils ne feraient qu’occasionner la perte de l’auteur.

« Jeune encore, mon entreprise peut être téméraire ; mais l’amour de la vérité, de la patrie, de mes compatriotes, cet enthousiasme que m’inspire toujours la perspective d’une amélioration dans notre état, me soutiendront. Si vous daignez, général, approuver un travail où il sera si fort question de vous ; si vous daignez encourager les efforts d’un jeune homme que vous vîtes naître, et dont les parents furent toujours attachés au bon parti, j’oserai augurer favorablement du succès.

« J’espérai quelque temps pouvoir aller à Londres vous exprimer les sentiments que vous m’avez fait naître, et causer ensemble des malheurs de la patrie ; mais l’éloignement y met obstacle. Viendra peut-être un jour où je me trouverai à même de le franchir.

« Quel que soit le succès de mon ouvrage, je sens qu’il soulèvera contre moi la nombreuse cohorte d’employés français qui gouvernent notre île, et que j’attaque ; mais qu’importe, s’il y va de l’intérêt de la patrie ! j’entendrai gronder le méchant, et si ce tonnerre tombe, je descendrai dans ma conscience, je me souviendrai de la légitimité de mes motifs, et, dès ce moment, je le braverai.

« Permettez-moi, général, de vous offrir les hommages de ma famille. Eh ! pourquoi ne dirais-je pas de mes compatriotes ? ils soupirent au souvenir d’un temps où ils espérèrent la liberté. Ma mère, madame Laetitia, m’a chargé surtout de vous renouveler le souvenir des années écoulées à Corte.

« Je suis avec respect, général, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

« Napoléon BUONAPARTE,

« Officier au régiment de La Fère. »

Auxonne en Bourgogne, 12 juin 1789.

Le Corse, le libéral, le républicain déjà, éclatent dans cette lettre. Une profonde amertume y règne, et, malgré l’inexpérience de l’écrivain et quelques expressions pompeuses, on y trouve un je ne sais quoi d’éloquent à la Raynal, en un mot on y sent un homme sérieux et profondément passionné, qui apportera dans tous les actes de sa vie le sérieux et la passion. On se figure qu’à cet âge, Brutus, ce jeune homme triste et pâle qui parcourait silencieusement les rues de Rome, ne devait ni penser, ni écrire, ni se conduire autrement. Singulier rapprochement, dira-t-on ; Brutus devenir César ! Ce sont là les caprices ou, si l’on veut, les ironies de l’histoire.

Le mois suivant (juillet 1789), Napoléon écrivait d’Auxonne à sa mère, au moment peut-être où l’on prenait à Paris la Bastille, et où commençait cette Révolution qui allait, lui ouvrir une si vaste carrière et le conduire à de si hautes destinées. Voici ce que confiait le futur empereur à la sollicitude maternelle :

« Je n’ai d’autre ressource ici que de travailler. Je ne m’habille que tous les huit jours, je ne dors que très-peu depuis ma maladie : cela est incroyable. Je me couche à dix heures et je me lève à quatre heures du matin. Je ne fais qu’un repas par jour à trois heures : cela me fait très-bien à la santé. » Cela lui faisait au contraire très-mal à la santé, car la maladie dont il parle n’avait d’autre cause que le régime annihilant auquel il s’était soumis pendant l’hiver de 1788 à 1789. Par besoin d’économie, par vertu, et comme pour tout essayer des choses humaines, Napoléon avait persuadé à deux de ses amis, Alexandre des Mazis et un autre dont l’histoire n’a pas conservé le nom, que l’homme pouvait ne vivre qu’avec du lait et du pain : principe animal et principe végétal. Les deux amis s’étaient laissé convaincre, et l’on se réunissait pour ce copieux repas dans la chambre du jeune Bonaparte. Seulement, pour que l’esprit ne fût pas complètement déshérité de ce festin du corps, il avait été convenu que chacun à son tour y apporterait un conte en prose, qu’on lirait après ce qu’ils appelaient par hyperbole le dîner. Napoléon fournissait son contingent avec une exactitude militaire ; ses récits étaient toujours bizarres et roulaient sur quelque aventure romanesque et tragique. Ce qu’il y avait de sombre et d’amer en lui y débordait, et souvent sa physionomie réfléchie prenait un air de tristesse en les lisant. Mais ces agapes fraternelles, bonnes au cœur, étaient mauvaises à l’estomac ; et c’était en ne vivant que de lait que Napoléon était tombé dans un état d’anémie dont un seul repas par jour ne pouvait guère le tirer. Il fut traité par M. Bienvelot, chirurgien-major du régiment d’artillerie de La Fère, lequel l’était encore sous le Consulat, dans le même régiment, lorsque, le 15 prairial an X (4 juin 1802), Bonaparte, premier Consul, en passa la revue au Champ-de-Mars. L’ancien officier de La Fère reconnut son docteur, et lui dit : « Eh bien, mon vieux Bienvelot, êtes-vous toujours aussi original ? — Pas tant que vous, citoyen premier Consul, qui ne faites rien comme les autres, et que personne jusqu’ici n’a encore pu imiter. »

Les soins de M. Bienvelot donnés au jeune Napoléon à Auxonne firent beaucoup pour le rétablissement de la santé de celui-ci, qui, par ordonnance, dut manger de la viande et boire du vin ; mais il fallait encore quelques distractions et l’air natal, et, par les conseils du même docteur, le petit lieutenant d’artillerie obtint un congé de semestre, et partit d’Auxonue pour la Corse le 1er septembre 1789.

Il va sans dire qu’il ne manqua pas de s’arrêter dans cette Valence qui tint toujours une si grande place en ses souvenirs. Il y revit avec une vive satisfaction tous ceux dont il avait pour ainsi dire reçu la bienvenue aussi bienveillants à son égard : l’excellente Mme du Colombier ; la non moins excellente Mlle Bou, son ancienne hôtesse ; l’abbé-prélat M. de Saint-Ruf, dont l’obligeance envers lui ne s’était pas affaiblie malgré la divergence de leurs opinions politiques, qui s’accusait de plus en plus à mesure que les événements marchaient, et qui devait les pousser bientôt très-loin en sens divers. Mais il avait hâte de revoir sa patrie, sa mère, sa famille, et il arriva en Corse dans les derniers jours de septembre. Il fut reçu avec des larmes de joie par tous les siens, et sa conduite dans ses diverses garnisons en France lui méritait bien cet accueil. Jamais sa famille n’avait reçu de plaintes contre lui ; officier pauvre, il n’avait aucune dette, vivant chétivement, mais sans créanciers. Il en résultait que, malgré sa jeunesse, il jouissait, dès l’âge de vingt ans, de cette considération précieuse que les mieux doués n’acquièrent ordinairement qu’avec les années, et à laquelle bon nombre d’hommes n’arrivent jamais.

Cependant la Révolution marchait toujours. Elle avait fait, même en Corse, de grands progrès. Le jeune officier d’artillerie se sentait poussé invinciblement vers elle. Chose singulière, il retrouva son vieux grand oncle, l’archidiacre, presque démocrate en dépit de sa robe et de ce qu’il redoutait pour le clergé. Il s’éteignait visiblement, souhaitant peut-être de s’endormir avant l’orage que tout annonçait, mais que son petit-neveu semblait respirer d’avance. Il ne tarda pas, durant ce semestre, d’en donner des marques non équivoques. Il prit part, dès son arrivée, aux assemblées populaires, et, le 31 octobre 1789, il signa, le premier en tête, l’adresse de plusieurs Corses à l’Assemblée nationale, qu’il passe même pour avoir rédigée. Voici le début de cette pièce importante, dont l’original imprimé est devenu d’une extrême rareté :

ADRESSE DE PLUSIEURS CORSES À L’ASSEMBLÉE NATIONALE.

Ajaccio, le 31 octobre 1789.

À Nosseigneurs de l’Assemblée nationale,

« Nosseigneurs,

« Lorsque des magistrats usurpent une autorité contraire à la loi ; lorsque des députés sans mission prennent le nom du peuple pour parler contre son vœu (allusion à des Corses qui, sans mandat, avaient contrecarré à Versailles les députés légaux de la Corse, Colonna, di Cesare-Rocca et Salicetti), il est permis à des particuliers de s’unir, de protester, et, de cette manière, de résister à l’oppression. Daignez donc, Nosseigneurs, jeter un coup d’œil sur notre position. Suit l’exposé des griefs de la Corse. La pièce se termine ainsi :

« Vous, les protecteurs de la liberté, daignez jeter un coup d’œil sur nous, qui en avons été jadis les plus zélés défenseurs. Nous avons tout perdu en la perdant, et nous n’avons trouvé dans le titre de vos compa-