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lence ; mais la fortune voulut lui épargner le malheur de débuter dans la carrière militaire pour la conservation d’un droit féodal. D’autres que lui avaient donné cette satisfaction à l’archevêque, en réprimant la révolte le jour même du départ du 2e  bataillon du régiment d’artillerie de La Fère. Les soldats arrivés les premiers à Lyon avaient suffi pour disperser les ouvriers en soie, les ouvriers chapeliers et autres révoltés, dont trois furent arrêtés, jugés et pendus dans la journée du 12 août. Les lieutenants en second, Bonaparte et le chevalier des Mazis, qui faisaient partie du détachement envoyé à Lyon, eurent le bonheur de n’y arriver que le 15. Ils entrèrent dans la ville en même temps qu’un escadron et une compagnie du bataillon des chasseurs du Gévaudan, et un bataillon de Royal-marine. L’artillerie occupa Vaise, les chasseurs prirent poste à la Guillotière, et le bataillon de Royal-marine s’établit à la Croix-Rousse ; mais aucun d’eux n’eut à sévir contre les Lyonnais. Ici, puisque le nom du jeune des Mazis se trouve encore dans notre récit, arrêtons-nous un instant. Fidèle à son système de reconnaissance, Napoléon devait donner plus tard à cet aimable compagnon une preuve de ses souvenirs de jeunesse. Le noble royaliste avait émigré en 1792. Avant de partir, il avait écrit à son ancien camarade, qui paraissait vouloir suivre une tout autre route et s’était lancé dans la carrière révolutionnaire. Dans sa réponse, Bonaparte blâmait vivement la résolution de son ami et cherchait à l’en détourner ; en même temps, il lui faisait tenir 25 louis, qu’il lui devait. Alexandre des Mazis, rentré plus tard en France, fut nommé par Napoléon administrateur général du mobilier de l’empire. En lui donnant cette place, Napoléon, qui avait su apprécier ses principes de loyauté, lui dit qu’il croyait par là gagner un million.

Bonaparte avait, cette première fois, séjourné à Valence neuf mois et douze jours, de la fin d’octobre 1785 au 12 août 1786. À Lyon, la révolte apaisée, comme nous venons de le dire, sans que le concours des officiers du régiment de La Fère eût été nécessaire, ceux-ci furent logés militairement chez les principaux négociants de la ville. Les lieutenants se faisaient tous les jours, à la parade, des confidences mutuelles sur leur manière d’être dans les logements qui leur avaient été assignés. Napoléon, forcé comme les autres de se rendre à ces réunions quotidiennes, était le seul à ne pas s’épancher à cet égard avec ses camarades. L’un d’eux lui dit : « Et toi, Bonaparte, comment es-tu dans ton logement ? (Tous les lieutenants du régiment de La Fère se tutoyaient ; ils avaient à peu près le même âge et la même éducation.) — Moi, répondit Bonaparte, je suis dans un enfer ; je ne puis entrer ni sortir sans être accablé de prévenances ; je ne puis être seul dans mon logement. Enfin, il m’est impossible de penser dans cette maudite maison. — Je voudrais bien être à ta place, dit celui qui l’interrogeait, je ne me plaindrais pas de ces prévenances. »

Le ministre de la guerre, qui voulait que les officiers et les soldats ne s'acoquinassent point dans une garnison, comme cela arrive trop souvent, saisit cette occasion pour ordonner au régiment de Bonaparte de se rendre de Lyon à Douai, où il arriva le 17 octobre 1786. Bonaparte séjourna peu dans cette ville. À la fin de janvier, il obtint un congé et partit pour la Corse, laissant à Douai son régiment. Valence lui tenait au cœur ; Valence était sur sa route ; il y arriva vers le milieu de février, et s’y arrêta quelque temps dans son ancien logement chez Mlle  Bou, dont il avait eu à se louer pendant son séjour, y visita toutes ses connaissances et en reçut le meilleur accueil. À cette époque déjà, il avait contracté l’habitude de priser, et les souvenirs qu’il a laissés à Valence étaient d’une telle précision, qu’il y a trente ans à peine, des gens qui vivaient encore dans cette ville racontaient que, pendant le court séjour qu’il y fit à cette date, il donna à raccommoder sa modeste tabatière en fer-blanc au sieur Jeannot, alors ouvrier chez un M. Drojat, maître ferblantier à Valence. Quelques jours après, il partit pour sa ville natale, qu’il n’avait pas revue depuis la fin de 1778, visita l’abbé Raynal à son passage à Marseille, et arriva malade à Ajaccio, au commencement de mars, après neuf années d’absence assez bien employées, comme on a pu le voir.

Bonaparte avait encore son vieil oncle, l’archidiacre Lucien, qui était le plus riche des Bonaparte. Il le trouva perclus par la goutte et alité depuis longtemps. Sain de tête, il ne laissait commettre aucun abus dans l’administration de ses biens. Il connaissait la force et le nombre des pièces de bétail ; faisait abattre l’une, vendre ou conserver l’autre ; chaque berger avait son lot, ses instructions. Les moulins, la cave, les vignobles étaient soumis à la même surveillance. L’ordre et l’abondance régnaient partout. La situation de la famille Bonaparte n’avait jamais été plus prospère. Le grand-oncle était riche, avons-nous dit ; mais il n’aimait pas à se dessaisir ; il tenait surtout à prouver à sa famille qu’il ne faisait pas d’économies. Quand Napoléon, en vertu d’un axiome bien connu des neveux, lui demandait de l’argent : « Tu sais bien, lui répondait l’économe archidiacre, que je n’en ai pas, que les expéditions de ton père ne m’ont rien laissé. » En même temps, il l’autorisait à vendre une tête de bétail, une pièce de vin. Mais on avait aperçu un sac ; on était las dans la famille de l’entendre chanter misère avec des pièces d’or dans ses draps, car il en avait fourré partout. On résolut de lui jouer un tour. Pour cela, Napoléon se ligua avec sa sœur Pauline, qui était toute jeune alors et la plus espiègle des trois. Il lui donna militairement ses instructions, et, à l’heure dite, voilà ma Paulette qui tire, comme par mégarde, un grand sac à demi caché, et une armée de doublons de rouler par la chambre. Toute la famille réunie riait aux éclats. Pour ceux qui connaissent la Corse, il sera plaisant de se représenter cette scène où l’on parlait moitié corse et moitié français. Le bonhomme d’oncle étouffait de colère et de confusion. Si Napoléon, l’âme du complot, n’eut pas cette fois de la canne sur le dos, c’est qu’il prit de la poudre d’escampette, lui qui n’avait pas l’habitude de fuir devant l’ennemi. Mme  Laetitia, qui respectait les petites faiblesses de l’oncle Lucien, accourut au bruit, gronda fort les enfants, ramassa les espèces, et l’archidiacre de protester que cet argent n’était pas à lui : on savait dans la famille à quoi s’en tenir ; mais le complot avait eu un plein succès, et l’on n’eut garde de le contredire. Du reste, malgré le tour qu’il venait de lui jouer, l’attachement de Napoléon pour son grand-oncle était très-sincère, et cet attachement se manifesta en ce temps par une de ces lettres singulières où se montrent tout à la fois les qualités morales, l’activité et même l’inquiétude de son esprit, qui le portaient, avec une sorte de curiosité vague, vers tous les hommes dont la réputation était alors établie. Il est malheureux que Voltaire et Rousseau fussent morts lorsque le jeune Corse n’avait encore que neuf ans ; il leur eût certainement adressé des épîtres curieuses : Voici celle que dictèrent à son cœur les souffrances vraiment cruelles du vieil archidiacre, et qu’il adressa au docteur Tissot, à Lausanne :

« 1er  avril 1787. Ajaccio (Corse).

« Monsieur,

« Vous avez passé vos jours à instruire l’humanité, et votre réputation a percé jusque dans les montagnes de la Corse, où l’on se sert peu de médecins. Il est vrai que l’éloge, court, mais glorieux, que vous avez fait de leur aimé général (Paoli), est un titre bien suffisant pour les pénétrer d’une reconnaissance que je suis charmé de me trouver, par la circonstance, dans le cas de vous témoigner au nom de tous mes compatriotes. Sans avoir l’honneur d’être connu de vous, n’ayant d’autre titre que l’estime que j’ai conçue pour vos ouvrages, j’ose vous importuner en vous demandant vos conseils pour un de mes oncles qui a la goutte.

« Ce sera un mauvais préambule pour ma consultation, lorsque vous saurez que le malade en question a soixante-dix ans ; mais, monsieur, considérez que l’on vit jusqu’à cent ans et plus, et mon oncle, par sa constitution, devrait être du petit nombre de ces privilégiés ; d’une taille moyenne, n’ayant fait de débauche d’aucune espèce ; ni trop sédentaire, ni trop peu ; n’ayant jamais été agité de ces passions violentes qui dérangent l’économie animale, n’ayant presque point eu de maladie dans tout le cours de sa vie. Je ne dirai pas, comme on l’a dit de Fontenelle, qu’il avait les deux grandes qualités pour vivre : bon corps et mauvais cœur ; cependant, je crois qu’ayant eu du penchant à l’égoïsme, il s’est trouvé dans une situation heureuse qui ne l’a pas mis dans le cas d’en développer toute la force. Un vieux goutteux génois lui prédit, dans le temps qu’il était encore jeune, qu’il serait affligé de cette incommodité, prédiction qu’il fondait sur ce que mon oncle a des mains et des pieds extrêmement petits, et la tête grosse. Je crois que vous jugerez que cette prédiction accomplie n’est qu’un effet du hasard. La goutte lui prit, en effet, à l’âge de trente-deux ans : les pieds et les genoux en furent le théâtre. Il s’est écoulé quelquefois jusqu’à quatorze ans sans qu’elle revînt. Un ou deux mois étaient la durée des accès. Il y a dix ans, entre autres, qu’elle lui revint, et l’accès dura neuf mois. Il y aura deux ans au mois de juin que la goutte l’attaqua aux pieds. Depuis ce temps-là il garde toujours le lit. Des pieds la goutte se communiqua aux genoux ; les genoux enflèrent considérablement. Depuis cette époque, tout usage du genou lui a été interdit. Des douleurs cruelles s’ensuivirent dans les genoux et les pieds ; la tête s’en ressentit, et il passa, les deux premiers mois de son séjour au lit, dans des crises continuelles. Peu à peu, sans aucun remède, les genoux se désenflèrent, les pieds se guérirent, et le malade n’eut plus d’autre infirmité qu’une inflexibilité de genoux occasionnée par la fixation de la goutte aux jarrets, c’est-à-dire aux nerfs et aux artères qui servent au mouvement. S’il essaye de remuer le genou, des douleurs aiguës le font cesser. Son lit n’est jamais refait ; simplement on découd les matelas et on remue la laine et les plumes. Il mange bien, digère bien, parle, lit, dort, et ses jours s’écoulent, mais sans mouvement, mais sans pouvoir jouir des douceurs du soleil. Il implore le secours de votre science, sinon pour le guérir, du moins pour fixer dans une autre partie ce mal gênant.

« L’humanité, monsieur, me fait espérer que vous daignerez répondre à une consultation si mal digérée. Moi-même, depuis un mois, je suis tourmenté d’une fièvre tierce, ce qui fait que je doute que vous puissiez lire ce griffonnage. Je finis, monsieur, en vous exprimant la parfaite estime que m’a inspirée la lecture de vos ouvrages, et la sincère reconnaissance que j’espère vous devoir.

« Monsieur, je suis, avec le plus profond respect, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

« BUONAPARTE, officier d’artillerie au régiment de La Fère. »

On voit ici que Napoléon, qui savait tant ménager ses paroles, ne ménageait pas son encre aussitôt que le cœur venait à parler.

L’adresse de ce curieux autographe porte : « À monsieur Tissot, docteur en médecine, de la Société royale de Londres, de l’Académie médico-physique de Basle, et de la Société économique de Berne, à Lausanne en Suisse.

À Lausanne. »

Et au coin : « Isle de Corse. »

Le cachet, très-bien conservé, porte les armes de la famille Buonaparte, surmontées d’une couronne de comte. La requête était sérieuse : le neveu, pieux et dévoué, l’entourait de toute la solennité désirable.

Le passage sur Paoli, auquel Bonaparte fait allusion, se trouve dans le Traité de la santé des gens de lettres, p. 121, édition de Lausanne de 1768. Tissot combat l’abus du travail de cabinet, qui prive trop tôt le monde des lumières et des travaux de tant d’hommes de lettres, morts trop jeunes pour le bien de l’humanité : « César, Mahomet, Cromvell, M. Paoli, plus grand qu’eux peut-être, ont sans doute reçu de la nature des forces plus qu’humaines, et, malgré cela, ils auraient succombé sans le secours de l’exercice et de la sobriété. »

Tissot avait écrit ces lignes dans le plus beau moment de la lutte de la Corse contre les Génois, et ce passage avait inspiré au jeune Bonaparte autant de respect que d’estime pour le savant philanthrope, qui savait applaudir de si loin aux efforts de ses concitoyens pour conquérir leur liberté. Ce sentiment, exprimé avec tant de chaleur dans la lettre de Bonaparte, aurait dû, semble-t-il, exciter chez le docteur Tissot quelque sympathie ; mais, soit que vingt-cinq ans écoulés depuis ce temps eussent un peu refroidi son enthousiasme pour les sujets qui se révoltent contre leurs souverains, soit que Paoli n’eût pas répondu à son attente, soit que les maux du vieil archidiacre Lucien lui parussent au-dessus des ressources de l’art, soit enfin qu’il eût mal déchiffré l’écriture, toujours mauvaise, de Napoléon, et sans doute plus mauvaise encore ce jour-là qu’à l’ordinaire, puisque lui-même tremblait la fièvre, Tissot ne fit aucune réponse à la lettre, sur laquelle il écrivit de sa main l’inscription suivante : « Lettre non répondue ; peu intéressante. »

On sait que ce médecin célèbre est mort à Lausanne le 12 juin 1797, à l’âge de soixante-dix ans, c’est-à-dire quand déjà le jeune officier d’artillerie auquel il avait jugé inutile de répondre s’appelait le vainqueur de l’Italie, qu’il s’était placé parmi les César, les Mahomet et les Cromvell, et qu’on pouvait dire de lui mieux que du général Paoli, « plus grand qu’eux peut-être, » et le docteur Tissot put s’apercevoir qu’il avait manqué là une fameuse occasion d’être prophète.

Le brave oncle avait été toujours, malgré sa passion de thésauriser, la providence de la famille. Quand Charles-Marie Bonaparte, le père du héros, était revenu de Versailles en Corse, satisfait d’avoir obtenu des bourses pour ses enfants, il retrouva les affaires de sa maison, qu’il avait laissées en mauvais état, rétablies par les soins de Mme  Laetitia et les économies du vieil oncle Lucien. La principale vertu de l’archidiacre était sans doute l’économie, mais cette vertu n’était pas chez lui stérile : elle lui avait donné le moyen de combler les déficits occasionnés par les dépenses et le luxe un peu inconsidérés de son neveu Charles-Marie, et par les expéditions militaires que celui-ci avait commandées pendant la guerre de l’indépendance, bien que l’oncle Lucien ne fût pas un grand partisan de cette guerre. Il s’accommodait assez pour son compte de la domination des Génois, sous laquelle il n’avait rien à craindre pour ses chèvres, qui, selon l’usage du pays, allaient brouter, sous la garde de ses bergers, dans les vaines pâtures ou les makis de l’île. Il aimait ses chèvres, et, pour tout dire, regrettait les Génois. Le jeune Napoléon, dans ce premier retour en Corse, apportait beaucoup d’idées françaises, et déclamait souvent devant son grand-oncle contre les chèvres trop nombreuses dans l’île, et qui y causaient de grands dégâts ; il voulait qu’on les extirpât entièrement. Il avait à ce sujet des prises terribles avec le vieil archidiacre, qui en possédait de grands troupeaux et les défendait en patriarche. Dans la chaleur de la dispute, il reprochait à son petit-neveu d’être déjà un novateur, et accusait les idées philosophiques du péril de ses chèvres.

Le congé de Napoléon était de ceux qu’on accordait ordinairement aux jeunes nobles élevés dans les écoles militaires, et qui, bien que dispensés pendant la durée de ces congés de tout service actif, gardaient tous leurs droits à l’avancement dans le corps auquel ils étaient attachés. Le 1er  janvier 1788, Bonaparte était devenu le treizième lieutenant en second de son régiment, et, à la fin de ce mois, il quitta sa patrie, où il avait séjourné onze mois près de sa famille (du commencement de mars 1787 au 31 janvier 1788). Pendant ce séjour, il avait beaucoup lu, beaucoup travaillé ; il avait consulté sur les lieux de nombreux documents pour son Histoire civile et politique de la Corse, et il avait écrit ou griffonné avec sa fougue ordinaire les deux volumes qui devaient les composer, sauf à les revoir et à les corriger. Pour un si jeune homme (il n’avait pas encore dix-neuf ans accomplis), c’était là, certes, un honorable travail, de quelque façon qu’il fût exécuté, et qui témoignait d’une rare capacité et d’une singulière aptitude pour les entreprises sérieuses. Nous verrons tout à l’heure ce qui advint de cette œuvre, en tout cas méritoire.

Parti de la Corse pour rejoindre son régiment à Auxonne, Bonaparte revit pour la troisième et non pour la dernière fois sa chère Valence, qu’il trouvait sur son chemin. Son congé n’était pas expiré, et il résolut de passer la plus grande partie de ce qui en restait encore à courir auprès des amis qu’il s’y était faits dans son précédent séjour. Il y arriva au commencement de février 1788. Tout d’abord, il alla prendre son logement au café de Mlle  Bou, disant dès son arrivée, en plaisantant : « Je viens me reposer chez moi. » Ce nouveau séjour à Valence, tout court qu’il fut, ne laissa pas d’être marqué par un incident qui mérite qu’on le rapporte. Vers le milieu de ce mois de février, la chaire de philosophie de l’université de Valence étant devenue vacante, cinq concurrents se présentèrent, pour lutter d’arguties selon l’usage des écoles du temps. Le concours s’ouvrit le 4 mars, et chacun des concurrents eut à soutenir pendant cinq jours, alternativement, les assauts de la dialectique de ses adversaires. Parmi les combattants était un jeune abbé nommé Bosc, qui, absent, fut lâchement attaqué par un de ses compétiteurs, dominicain, appelé Pajet. Les curieux étaient nombreux, et l’un d’eux, lieutenant d’artillerie, paraissait suivre avec beaucoup d’intérêt les chances de la lutte orale ; il recueillait des notes, et surtout improuvait fort la conduite déloyale du moine envers le jeune abbé. Ce lieutenant était Bonaparte. Au sortir de la séance, ayant rencontré l’abbé Bosc, il le conduisit au café Bou, lui parla de matières théologiques et philosophiques avec science et sagacité, ce dont s’émerveilla le jeune clerc ; puis, lui mettant entre les mains une carte à jouer : « Voici, lui dit-il, le relevé succinct des erreurs avancées par cet impertinent moine dans le cours de son argumentation. À l’aide de ces documents, il vous sera facile de le confondre. Prenez courage. » Puis, le contraignant d’avaler coup sur coup, malgré l’insistance de ses refus, six tasses de café, il ajouta : « Buvez ; Voltaire puisait ses inspirations dans cette liqueur généreuse : elle vous suggérera des arguments contre ce coquin de moine. »

L’abbé Bosc se présenta de nouveau dans la lice le 6 mars, et, grâce aux renseignements écrits que lui avait fournis Bonaparte, et aux arguments qu’ils avaient trouvés ensemble après leur petit excès de tasses de café, il fit chèrement expier au dominicain et ses erreurs et ses impertinentes insinuations.

Quelques années après, le lieutenant Bonaparte était devenu général en chef de l’armée d’Italie ; son nom était dans toutes les bouches, et l’abbé Bosc, devenu curé de son côté, aimait à rappeler et les six tasses de café et la carte aux notes qu’il avait précieusement conservée, et qui, de babiole, était devenue à ses yeux une sorte de relique. Plus tard, lorsque le lieutenant Bonaparte était devenu empereur, un jour que le curé Bosc racontait cette anecdote devant Fourcroy, avec qui il dînait au château d’Alex, celui-ci le pria avec tant d’instance de lui donner la carte aux notes de Napoléon, que le bon abbé consentit à s’en dessaisir, et le célèbre Fourcroy aimait à montrer ces caractères menus et hiéroglyphiques, qui témoignaient des précoces expansions intellectuelles du grand et bizarre enfant gâté du XVIIIe siècle et de la Révolution française.

Napoléon passa ainsi, à Valence, deux mois de son congé ; il en partit au commencement d’avril pour Paris, où il arriva peu après, et où il s’arrêta près d’un mois encore, car il n’alla rejoindre, à Auxonne, le régiment d’artillerie de La Fère, que le 1er  mai 1788. Dans ce court intervalle, il alla visiter plusieurs fois, à Passy, l’abbé Raynal, qu’il avait vu à Marseille, et à qui il communiqua son manuscrit de l'Histoire de Corse, terminée tant bien que mal. Frappé de quelques phrases énergiques, et sensible aussi peut-être à la chaude admiration que le jeune officier d’artillerie professait pour lui, l’abbé Raynal loua l’œuvre et l’engagea à la publier. Napoléon envoya également son travail au P. Patrault de l’école de Brienne, pour avoir son avis ; celui-ci lui manda que son œuvre, toute méritoire qu’elle était, lui paraissait trop hostile à la France, et était écrite dans un trop grand esprit de liberté. Napoléon fut très-blessé de ce jugement ; il avait fondé de grandes espérances sur la publication de ce livre, espérances qu’il caressa longtemps. Il perdit depuis ou brûla cet ouvrage de sa jeunesse, où il avait comme jeté sa gourme et son premier feu.

Le régiment d’artillerie de La Fère était en garnison à Auxonne depuis le 25 décembre