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nant. » Ainsi le vieux Corneille raccommodait lui-même ses souliers, et serait peut-être mort au coin d’une borne, sans la généreuse intervention du jeune Racine.

Dès ce jour, Beethoven habita le plus souvent à Baden, petit village des environs de Vienne ; chaque matin, on le rencontrait se promenant, quelque temps qu’il fît, dans tout le feu de la composition. Tous le connaissaient et s’écartaient pour le laisser passer, respectant le silence dans lequel il s’isolait. Il n’en sortait de temps en temps que lorsqu’il rencontrait un vieil ami, ou qu’il allait faire exécuter ses œuvres nouvelles. Parfois, des hommages rendus à son génie venaient le consoler de ses déceptions. Ainsi, pendant le séjour des rois alliés à la cour de Vienne, en 1815, il fut présenté aux têtes couronnées par l’archiduc Rodolphe et l’ambassadeur de Russie ; de tous il reçut l’accueil le plus sympathique et les témoignages de la plus sincère admiration. Ces attentions particulières de la part de grands souverains purent lui faire oublier le sort qu’avait eu sa Messe en ut majeur et la scène curieuse qui l’avait suivie. Le prince Esterhazy, pour qui elle avait été écrite, aimait beaucoup la musique religieuse ; mais il y cherchait plutôt l’amusement que l’élévation. De plus, gâté par Haydn, qui s’appliquait à lui plaire et à composer selon son goût, il n’aimait pas les œuvres des autres compositeurs. Haydn s’était retiré d’auprès du prince, ce qui explique comment on avait exécuté une messe de Beethoven. « Il était d’usage qu’après l’office divin terminé, dit Schindler, toutes les notabilités musicales de la ville et de l’étranger se rassemblassent dans le palais du prince pour s’entretenir des ouvrages exécutés. À l’entrée de Beethoven dans la salle de réception, le prince Esterhazy lui adressa cette question singulière : « Qu’avez-vous donc fait là ? » Cette apostrophe, qui fut probablement suivie d’autres remarques aussi flatteuses, fut d’autant plus pénible à Beethoven, qu’il crut voir un sourire sur les lèvres de Hummel, qui se tenait en ce moment debout auprès du prince. Cette circonstance montre que la messe ne fut pas appréciée selon son mérite. « Quelques mois après, l’immense succès de la Symphonie en la et de la Bataille de Vittoria, consolait le compositeur de ces échecs passagers, inévitables même pour les plus grands artistes.

L’âge arrivait, et cependant Beethoven ne renonçait pas à un sentiment auquel il avait dû bien des jours heureux. L’amour, amour contenu, respectueux, ignoré même parfois, avait toujours régné dans son âme. « L’amour, disait-il dans une lettre datée de 1817, oui, l’amour seul peut nous donner une vie heureuse. Ô Dieu ! accordez-le-moi, laissez-moi enfin trouver celle qui doit me raffermir dans la vertu, et qui soit toute à moi. » L’objet de cette passion tardive était une jeune fille, aussi belle que bien élevée, qui fut plus tard mariée à Gratz. Dans une confession imprimée à la suite des lettres de Beethoven, on lit « qu’il était malheureux en amour ; que depuis cinq ans il aimait une personne, dont l’union eût fait le bonheur de sa vie, mais qu’il y avait une impossibilité ; que c’était presque une chimère que d’y songer. Cependant cela durait encore comme au premier jour ; il n’avait trouvé nulle part tant d’harmonie. Malgré cela, il ne fit aucune déclaration, car elle ne pouvait sortir de son âme. » Mais avant cet amour d’automne, un autre bien plus profond avait passé sur sa vie, l’avait bouleversée, et il avait fallu longtemps au compositeur pour en effacer le souvenir. La comtesse Juliette Guicciardi, pour qui il avait composé l’admirable Sonate en ut mineur, en avait été l’objet. Après plusieurs années de soupirs, d’amour et d’attente, il fut abandonné pour le comte de Gallemberg, compositeur de ballets. Le comte de Gallemberg passa en Italie avec sa femme et sa famille ; il écrivit quelques ballets pour le théâtre de Milan, et revint à Vienne, au moment où Barbaja y introduisait l’opéra italien ; Beethoven rencontra celle qu’il avait tant aimée, et son cœur saigna de nouveau. Un jour un de ses amis l’ayant interrogé sur ses premières amours, comme il ne voulait pas s’exprimer par la parole, il prit mie feuille de papier sur laquelle il traça en français, langue qu’il écrivait très-mal ; quelques lignes qui étaient une confession navrante de la douleur qu’il ressentait. Là, il apprenait qu’il était pour sa Juliette un protecteur invisible ; que lui était l’époux, mais que le mari n’en restait pas moins le seul et véritable amant ; qu’il s’était gêné et avait emprunté 500 florins pour tirer d’embarras son rival heureux, etc., etc. N’y a-t-il pas quelque chose de touchant de voir le pauvre artiste, si souvent nécessiteux, empruntant de l’argent pour prêter à celui qui avait épousé la femme qu’il aimait, à son ennemi, à son rival ? Trois lettres de Beethoven à Juliette Guicciardi, publiées par le biographe allemand, prouvent encore que son cœur n’était pas moins brûlant que son imagination, et sont remplies de ces expressions profondes qu’une grande passion peut seule inspirer. Beethoven fut aussi en correspondance avec Bettina, cette trop fameuse comtesse d’Arnim, cette folle dont l’esprit hystérique et l’imagination fantastique s’éprenaient d’amour pour tous les grands hommes de l’Allemagne. Elle a publié, dans sa Correspondance de Goethe, trois lettres qu’elle prétend avoir reçues de Beethoven ; mais ceux qui ont le mieux connu le grand compositeur n’y ont retrouvé ni sa manière, ni ses idées, et ils en ont conclu que Bettina, qui donnait un corps à tous ses rêves, les avait composées elle-même, chose qui ne lui était pas difficile avec une imagination comme la sienne. Beethoven a ce trait de ressemblance avec les grands hommes de tous les siècles : c’est d’avoir toujours été supplanté auprès de la femme qu’il aimait par un sot ou un fat, ce qui ne fait pas l’éloge de la plus belle moitié du genre humain. Après la mort de Périclès, Aspasie épousa un bouvier ; après le départ d’Hercule, Omphale se fit enlever par un esclave. On connaît aussi l’histoire matrimoniale de Thérèse Levasseur.

Les dernières années de la vie de Beethoven furent remplies de contrariétés de toute sorte. Indépendamment des soucis d’argent, il eut les embarras de plusieurs procès ; son neveu, le fils de son frère Charles, fut la cause de presque tous. Beethoven, qui s’était attaché à lui, voulut l’arracher des mains de sa mère, dont il accusait la conduite et redoutait l’exemple ; de là des informations et enquêtes judiciaires qui durèrent fort longtemps, des plaidoiries d’avocats qui, selon l’habitude, ne respectèrent rien pour le besoin de la cause, et n’hésitèrent pas à prêter au grand artiste les sentiments les plus bas. De toutes ces discussions, longues et pénibles, le grand artiste sortait l’âme ulcérée, et retournait s’enfoncer dans sa solitude, livré plus que jamais à sa misanthropie. C’est alors qu’il écrivit ses dernières œuvres, qui se ressentent de l’état de trouble et d’agitation où était son âme. Le calme et la paix nécessaires à l’inspiration lui manquaient, puis un vague mysticisme, à la fois philosophique et religieux, s’emparait de lui ; enfin il subissait la révolution qui s’opère chez tous les génies puissants, qui, le jour où ils ont vaincu toutes les difficultés de leur art, voudraient lui faire exprimer ce qui n’est pas de son domaine. Deux sortes d écueils attendent les hommes supérieurs sur la route de leur triomphe : les uns succombent épuisés ; les autres, encore vigoureux, se perdent dans l’incompréhensible. Ce caractère est celui des derniers ouvrages de Beethoven, où, à travers des beautés de premier ordre, se font remarquer des passages entiers dont le sens a jusqu’à ce jour échappé aux interprètes les plus habiles et les plus sympathiques à son talent. La Symphonie avec chants, œuvre colossale et gigantesque, avait déjà marqué cette tendance, qui ne fit que s’accroître, surtout dans les derniers quatuors, composés pour le prince Galitzin. Un des plus grands admirateurs de Beethoven, le comte Fr. de Brunswick, étudia pendant deux hivers ces quatuors, espérant les déchiffrer et y découvrir une idée ; il arriva à en analyser les beautés harmoniques et techniques, mais il ne put jamais se rendre compte de la liaison des idées et de leur nécessité logique. Les musiciens les plus courageux et les mieux versés dans leur art sont tous arrivés à ce résultat, et le quatuor en si bémol a été justement appelé le monstre de la musique de chambre.

Aucune douleur ne devait être épargnée au grand artiste ; sa surdité l’avait séparé de la société, son humeur brusque avait éloigné ses amis ; la popularité dont il jouissait depuis si longtemps allait aussi l’abandonner. La troupe italienne, qui était venue donner des représentations à Vienne, ayant joué les opéras de Rossini, les œuvres du compositeur italien obtinrent le plus brillant succès, et son nom fut dans toutes les bouches. Vainement Rossini, plein d’admiration pour Beethoven, dont il avait entendu exécuter des quatuors dans la réunion de Mayseder, se présenta-t-il deux fois à sa porte pour s’incliner devant lui et déposer à ses pieds son admiration ; le vieux maître refusa de le recevoir, semblable à ces rois à qui la vue de l’héritier présomptif est toujours désagréable. Quelques biographes, entre autres son dernier médecin, ont prétendu qu’à cette époque il n’était pas rare de voir Beethoven demander à l’ivresse l’oubli de ses chagrins. Frédéric Rochlitz, qui le vit dans ses dernières années, nous le peint en ces termes : « Si je n’avais été prévenu, son regard m’aurait déconcerté, non moins que sa tenue négligée et un peu sauvage, ainsi que ses cheveux noirs, épais, tombant autour de la tête. Figurez-vous un homme de cinquante ans, d’une taille petite, un peu voûtée, mais très-forte, ramassée et singulièrement osseuse, avec un visage rond, coloré, de la forme d’une pomme de pin, des yeux inquiets, brillants, dont le regard fixe vous perce. Aucun mouvement dans l’expression du visage, ni dans ses yeux si pleins de vie et de génie ; un mélange de bonté naturelle et de timidité. Dans toute la tenue, cette tension soucieuse pour écouter, particulière aux sourds qui sentent vivement. Une parole gaie, jetée librement, à laquelle succède un profond silence. Ajoutons à cela cette pensée qui préoccupe sans cesse ses auditeurs : Voilà l’homme qui fait éprouver une joie ineffable à des millions de ses semblables ! »

Ce même neveu, pour lequel Beethoven s’était déjà sacrifié, et dont la conduite n’avait été pour lui qu’une source d’embarras et de chagrins, fut en quelque sorte la cause de sa fin. La police de Vienne lui ayant interdit le séjour de la capitale à cause de ses mœurs dépravées, Beethoven s’empressa d’accourir pour le faire entrer dans un régiment. Il fut saisi, durant le voyage, d’un refroidissement qui développa avec une rapidité effrayante une hydropisie dont il était atteint depuis quelque temps. L’illustre malade ne reçut que des soins incomplets, et le mal devint bientôt incurable. La lecture de ses livres favoris l’aida à supporter plusieurs opérations douloureuses ; Schindler, témoin de ses derniers moments, raconte qu’un jour on lui présenta les romans de Walter Scott, qu’il avait fort goûtés jusque-là ; il commença le Château de Kenilmorth ; mais, à la moitié du premier volume, il jeta le livre avec colère, en disant : « Le gars écrit seulement pour de l’argent. » Dès que Hummel, qui était à Dresde, apprit la maladie de Beethoven, il s’empressa d’accourir près de sou lit. Les deux musiciens ne s’étaient pas revus depuis le jour où le prince Esterhazy avait si cruellement apostrophé Beethoven. En présence l’un de l’autre, toute inimitié fut oubliée, et ils s’embrassèrent en pleurant. Cependant la maladie faisait de nouveaux progrès, et bientôt apparurent les premiers symptômes d’une fin prochaine. Alors, dans cette forte organisation, la vie et la mort se livrèrent un combat terrible qui ne dura pas moins de quarante-huit heures, après quoi le grand compositeur rendit le dernier soupir (26 mars 1827). On rapporte qu’au moment même où cette âme privilégiée s’envolait vers les régions éternelles, une tempête horrible, mêlée de grêle et de tonnerre, faisait trembler les murs de la ville jusque dans leurs fondements. Beethoven était àgé de cinquante-six ans, trois mois et neuf jours. Plus de trente mille personnes l’accompagnèrent à sa dernière demeure, attestant par leur tristesse la perte que la ville de Vienne avait faite. Le Requiem de Mozart fut chanté à l’église paroissiale du faubourg Alstor, puis le corps fut transporté au cimetière de Wahring, où l’on voit encore aujourd’hui une tombe, surmontée d’une pyramide, avec ce seul mot : Beethoven.

Ici se place une fantaisie alphonsekaresque à propos de Beethoven, de son génie, de son infirmité, de son voyage à Vienne, de sa mort et de sa réconciliation suprême avec Hummel, toutes choses qui sont le fond mémo de cet article. Nous la donnons, bien entendu, à titre de fantaisie ; mais la lecture de ces quatre pages, empruntées à l’herbier poétique du spirituel jardinier de Nice, a fait éprouver au Grand Dictionnaire une de ces émotions intimes qu’il aime à faire rayonner dans l’âme de ses lecteurs :

« Beethoven n’a eu qu’un moment de bonheur dans sa vie, et ce bonheur l’a tué. Toute la vie, pauvre, relégué dans la solitude par le mépris des autres et son caractère naturellement sauvage et aigri par l’injustice, il y composait la plus belle musique qu’un homme ait jamais faite. Il parlait dans cette belle langue aux hommes qui ne daignaient pas l’écouter, comme la nature leur parle par cette céleste harmonie du vent, de l’eau, du chant des oiseaux. Beethoven est le vrai prophète de Dieu ; car seul il a parlé la langue de Dieu. Et cependant, son talent était méconnu au point que lui-même a dû plus d’une fois, et c’est pour l’artiste la plus atroce torture, douter de son génie. Haydn lui-même ne trouvait pour lui d’autre éloge que de dire : « C’est un habile claveciniste, » Autant dire de Géricault : Il broie bien les couleurs ; autant dire de Goethe : Il ne fait pas de faute d’orthographe, ou il a une belle écriture,

« Il avait un ami, Hummel, mais la pauvreté et l’injustice irritaient Beethoven et le rendaient quelquefois injuste lui-même ; il était brouillé avec Hummel et depuis longtemps ils ne se voyaient plus ; pour comble de malheur, il était sourd. Alors Beethoven s’était retiré à Baden, où il vivait, tristement isolé, d’une petite pension qui suffisait à peine à ses besoins. Son seul plaisir était de s’égarer dans une belle forêt qui avoisine la ville ; et seul, livré à son génie, de composer ces sublimes symphonies, de laisser son âme s’élever au ciel en accents harmonieux, et de parler aux anges une langue trop belle pour les hommes, qui ne la comprenaient pas. Mais, au moment où il y pensait le moins, une lettre le ramena malgré lui sur la terre, où l’attendaient de nouveaux chagrins. Un neveu dont il avait pris soin et auquel il s’était attaché par le bien même qu’il lui avait fait, lui écrivit, qu’impliqué à Vienne dans une fâcheuse affaire, la présence seule de son oncle pourrait l’en tirer.

« Beethoven partit, et, pour ménager l’argent, fit une partie de la route à pied. Un soir, il s’arrêta devant une mauvaise petite vieille maison et demanda l’hospitalité ; il avait encore plusieurs lieues pour arriver à Vienne, et ses forces ne lui permettaient pas de continuer la route ce soir. On l’accueillit, il prit part au souper, et ensuite se mit au coin du feu, sur le siège du chef de la famille. Quand la table fut enlevée, le maître ouvrit un vieux clavecin, et ses trois fils prirent chacun leur instrument, attaché à la muraille ; la mère et sa fille étaient occupées à quelques travaux du ménage. Le père donna l’accord, et tous quatre commencèrent avec cet ensemble, ce génie inné pour la musique que les Allemands seuls possèdent. Il paraît que ce qu’ils jouaient les intéressait vivement, car ils s’y abandonnaient corps et âme, et les deux femmes quittèrent leur ouvrage pour écouter ; et sur leurs figures naïves, on voyait une douce émotion, on comprenait que leur cœur était serré. C’était toute la part que Beethoven pouvait prendre à ce qui se passait, car il ne pouvait entendre une seule note ; seulement, à la précision des mouvements des exécutants, à l’animation de leur physionomie, qui faisait voir qu’ils sentaient vivement, il songeait à la supériorité de ces hommes sur les musiciens italiens, machines musicales bien organisées. Quand ils eurent fini, ils se serrèrent la main avec effusion, comme pour se communiquer l’impression de bonheur qu’ils avaient ressentie, et la jeune fille se jeta en pleurant dans les bras de sa mère. Puis, ils semblèrent se consulter, et reprirent les instruments ; ils recommencèrent : nette fois, leur exaltation était au comble ; leurs regards étaient humides et brillants. « Mes amis, dit Beethoven, je suis bien malheureux de ne pouvoir prendre part au plaisir que vous éprouvez, car moi aussi j’aime la musique ; mais, vous vous en êtes aperçus, je suis sourd au point de n’entendre aucun son. Permettez-moi de lire cette musique qui vous fait éprouver une si vive et si douce émotion. » Il prit le cahier, et ses yeux s’obscurcirent, sa respiration s’arrêta ; puis il se mit à pleurer, et laissa tomber le cahier : car ce que jouaient les paysans, ce qui les enthousiasmait, c’était l’Allegretto de la symphonie en la de Beethoven. Toute la famille se rassembla autour de lui, lui exprimant par signes leur étonnement et leur curiosité. Pendant quelques instants encore, des sanglots convulsifs l’empêchèrent de parler ; puis il leur dit : « Je suis Beethoven. »

« Alors, ils se découvrirent et s’inclinèrent avec un respect silencieux, et Beethoven leur tendait les mains, et les paysans lui serraient et lui baisaient les mains, comprenant que l’homme qu’ils avaient parmi eux était plus qu’un roi. Et ils le regardaient, pour voir ses traits et y chercher l’empreinte du génie, une glorieuse auréole autour de son front. Beethoven leur tendit les bras, et ils l’embrassèrent tous, le père, la mère, la jeune tille et les trois frères. Puis, tout à coup, il se leva, s’assit devant le clavecin, fit signe aux trois jeunes gens de reprendre leurs instruments, et il joua lui-même ce chef-d’œuvre : ils étaient tout âme ; jamais musique ne fut plus belle ni mieux exécutée. Quand ils eurent fini, Beethoven resta au clavecin, et improvisa des chants de bonheur, des chants d’action de grâces au ciel, comme il n’en avait pas composé de sa vie. Une partie de la nuit se passa à l’entendre. C’étaient ses derniers accents. Le chef de la famille le força d’accepter son lit ; mais, la nuit, Beethoven eut la fièvre ; il se leva, il sentit le besoin d’air ; il sortit nu-pieds dans la campagne, La nature alors exhalait aussi une majestueuse harmonie ; le vent faisait entre-choquer les branchages, ou s’engouffrait dans les allées, ou tournoyait en mugissant et rompant tout sur son passage. Il resta longtemps dehors. Quand il rentra, il était glacé. On alla à Vienne chercher un médecin ; une hydropisie de poitrine s’était déclarée. Malgré tous les soins, le médecin après deux jours, déclara que Beethoven allait mourir. En effet, à chaque instant, sa vie s’en allait. Comme il râlait sur son lit, un homme entra : c’était Hummel ; Hummel, son ancien, son seul ami. Il avait appris la maladie de Beethoven ; il lui apportait des soins et de l’argent ; mais il n’était plus temps ; Beethoven ne parlait plus, un regard de reconnaissance fut tout ce qu’il put dire à Hummel. Hummel se pencha vers lui, et avec le cornet acoustique au moyen duquel Beethoven pouvait entendre prononcer quelques mots à haute voix, il lui fit part de la douleur qu’il ressentait de le voir dans cette situation. Beethoven parut se ranimer, ses yeux brillèrent, et il dit : N’est-ce pas, Hummel, que j’avais du talent ?

« Ce furent ses dernières paroles ; ses yeux restèrent fixes, sa bouche s entrouvrit ; et la vie s’exhala. »

Notre intention n’est point de donner la nomenclature complète des nombreuses œuvres de Beethoven ; on la trouvera dans les ouvrages spéciaux, notamment dans la Biographie des musiciens de M. Félis, plus exact dans ses catalogues que dans le récit des faits. Quant à ceux qui voudraient des détails plus circonstanciés sur la vie du grand compositeur, nous leur indiquerons l’ouvrage de Schindler, traduit récemment par M. Sowinski, et où nous avons largement puisé. Nous nous contenterons de donner une appréciation générale sur le talent de Beethoven, et l’influence qu’il a exercée sur l’art musical. Quoique la vie de Beethoven n’ait pas été longue et qu’il ait commencé à écrire un peu tard, son œuvre est immense, car il a abordé tous les genres, depuis la sonate jusqu’à la symphonie et à l’opéra, et, dans tous, on peut le dire, il s’est placé au premier rang. Son opéra de Fidelio, le seul qu’il ait jamais fait et pour lequel il a composé quatre ouvertures, renferme de grandes beautés ; si, dans ce genre, il est resté au-dessous de Mozart, c’est qu’il ne s’était pas, comme lui, instruit à l’école italienne dans l’art d’écrire pour les voix. Quant à ses œuvres symphoniques, ses sonates, ses concertos, ses trios, ses quatuors, le mérite en est trop connu pour qu’il soit besoin de le faire ressortir davantage. Après Haydn et Mozart, la tâche d’un compositeur devenait difficile : comment égaler la science, la facilité du premier ; le charme, l’abondance d’inspiration du second ? comment introduire des éléments nouveaux dans un art dont le dernier mot semblait avoir été dit ? C’est pourtant ce que fit Beethoven, car rien n’est impossible au génie. À ses compositions, il trouva des sonorités que l’oreille n’avait encore jamais entendues : tel