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réunis le choisirent pour leur président. Le conseil impérial de l’instruction publique l’appela dans son sein, et sa parole y fut toujours écoutée avec attention, parce qu’elle fut toujours sensée et honnête.

C’est dans son cœur que M. Labrouste puisait sa principale force, pour être aimé de ses élèves comme le père le plus tendre, et pour être chéri de ses collaborateurs comme le frère le plus affectueux. Il y avait dans toute sa personne ce je ne sais quoi qui attire par la bienveillance, et qui impose le respect par la dignité. On comprenait que c’était bien là le chef du collège Sainte-Barbe, et l’âme de cette association amicale, qui repose sur le sentiment barbiste.

À sa mort (18 février 1866), les membres du conseil répondirent à ses dernières pensées, en lui donnant pour successeur M. Louis Dubief, inspecteur de l’Académie de Paris, ancien élève lauréat de Sainte-Barbe, docteur ès lettres, chargé de la direction de l’instruction publique à la préfecture de la Seine.

La nomination du conseil a été ratifiée par l’assemblée générale des actionnaires du 16 mars 1866. M. Dubief a déjà donné des gages de sa capacité dans les fonctions administratives qu’il a remplies ; de plus, il est imbu depuis son enfance des sentiments barbistes : il saura maintenir intactes toutes les saines traditions de Sainte-Barbe.

Actuellement, Sainte-Barbe compte 1,230 élèves internes, répartis en trois divisions bien distinctes. : 1° l’École Préparatoire ; 2° la maison classique de Paris, divisée elle-même en grand collège et moyen collège ; 3° le petit collége ou Sainte-Barbe-des-Champs.

1° L’École préparatoire compte 275 élèves ; elle a pour directeur des études M. Blanchet, et pour sous-direcreur des études M. Godart, ancien barbiste. Elle fait recevoir chaque année un grand nombre de ses élèves dans les grandes écoles de l’État. Voici le total de ces admissions pour les trois dernières années :

École centrale des arts et manufactures 89
École forestière 37
École militaire 61
École des mines (élèves externes) 33
École navale 25
École normale supérieure 21
École polytechnique 72

Total des élèves de l’École préparatoire de Sainte-Barbe reçus aux grandes écoles de l’État, dans les trois dernières années : 338.

La maison classique de Paris compte 530 élèves ; elle a pour préfet des études M. Molliard, agrégé des classes supérieures, ancien barbiste, et pour sous-préfet des études M. Lamarre, docteur ès lettres, ancien barbiste. Sur les 530 élèves, 330 suivent uniquement les cours intérieurs de Sainte-Barbe, et les 200 autres, tout en profitant des leçons de l’intérieur, assistent en qualité d’externes aux classes du lycée Louis-le-Grand. Ces 200 élèves, chargés de représenter Sainte-Barbe dans le concours universitaire, ont obtenu, l’année dernière (août, 1865), 10 prix et 29 accessits au concours général, et 153 prix, 326 accessits au lycée, en tout 518 nominations.

Sainte-Barbe-des-Champs compte 425 élèves ; elle a pour directeur des études M. Guérard. On va à Fontenay-aux-Roses par curiosité, pour voir l’infirmerie du collège, ses dortoirs, sa salle de bains, son parc magnifique ; on admire les distributions ingénieuses de ces diverses parties et le luxe qui y règne. Ces choses sont l’ouvrage des deux habiles architectes, à qui est due la reconstruction de la maison de Paris, les deux frères de M. Labrouste. Elles répondent au goût du jour ; elles enchantent ceux qui ne jugent que par les yeux ; mais ce n’est pas tant de cela que Sainte-Barbe-des-Champs se glorifie, que du bon ordre dont elle a été un modèle depuis sa fondation. Elle sait que, si elle mérite d’être louée, c’est parce que tout est réglé chez elle de manière à obtenir le développement promis par les conditions de sérénité et de salubrité où sont placés à la fois les esprits et les corps ; sa récompense est dans les résultats qu’elle a obtenus dès l’origine.

Ces trois grandes divisions de Sainte-Barbe sont placées toutes trois sous la haute direction de M. Dubief, aidé de son conseil d’administration. Ce conseil se compose actuellement de MM. Devinck, membre du conseil municipal de Paris, (président) ; Joseph Bertrand, membre de l’Institut, (vice-président) ; Châtelain, notaire honoraire, (trésorier) ; Ganneron, agent de change, (secrétaire) ; Eugène Bayard, maître des requêtes ; Bellaigue fils, avocat à la cour de cassation ; Danyau, médecin ; le baron De Bussierre ; Gabriel Dehagnin, banquier ; Armand Donon, banquier, consul général de Turquie ; le général comte Christian Dumas ; De Prêt ; Eugène De Lanneau ; Jooss, ancien avoué ; Eugène Lamy, conseiller à la Cour de cassation ; Mongis, conseiller à la Cour impériale de Paris ; Charles Paravey, ancien conseiller d’État ; Agathon Prévost, agent général de la Caisse d’épargne ; J. Quicherat, professeur à l’école des Chartes ; Rigault, avocat ; le général de division Trochu ; Adolphe De Lanneau, (président honoraire) ; Bellaigue, père, ancien député ; Louveau, ancien juge de paix à Paris.

Ces renseignements, est-il besoin de le dire, ont été pris à la source même : un des employés les plus jeunes et les plus distingués du collège de Sainte-Barbe nous les a communiqués avec une aménité et une complaisance dont nous le remercions sincèrement. Maintenant, passons la plume au Grand Dictionnaire, qui va terminer ce long article en donnant à cette noble maison une fraternelle et respectueuse poignée de main.

À certaines époques, mais surtout au printemps, quand le bourgeon sort de la branche, quand la chrysalide devient papillon et que le ver blanc se métamorphose en hanneton, il se produit, dans un certain nombre de pensionnats et de lycées de Paris, de petites velléités d’indépendance, sur lesquelles le quos ego du maître de pension n’exerce pas toujours le même empire que celui de Neptune ; mais ces bouillonnements se produisent surtout à l’époque de nos bouleversements politiques ; les jeunes collégiens jouent aux révolutionnaires comme nos petites filles jouent à la maman, et ces révoltes prouvent que des fils bien élevés doivent toujours marcher sur les traces de leurs pères. Ici, les modernes Spartacus ne se proposent pas précisément la prise de Rome ; ils demandent un changement de régime… dans les choses du réfectoire, dans le gouvernement des haricots. Eh bien, l’antique maison de Sainte-Barbe se ressent rarement du contre-coup de ces bourrasques. On voit peu de tempêtes dans ce verre d’eau… et d’abondance. C’est parce que les élèves savent que Sainte-Barbe est une noble maison ; n’entre pas qui veut dans ce temple, dont Homère et Virgile sont les deux grands dieux ; il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus ; on y fait plus souvent queue qu’au théâtre de l’Odéon, et le portier dit à quiconque soulève le marteau : Montrez-moi patte blanche, c’est-à-dire, avez-vous pris un numéro d’inscription ? n’auriez-vous pas été mis en disponibilité par quelque autre établissement, où vous ne concouriez pas pour le prix de sagesse ? appartenez-vous à une famille bien rentée ? etc., etc.

Au moment même où nous écrivons ces lignes, éclate sur notre tête, comme une bombe, la nouvelle d’une révolte qui vient de se produire à l’école préparatoire de Sainte-Barbe. Faut-il donc biffer cet article et bouleverser toute notre mise en pages ? Ma foi non, mon siège est fait ; ce qui est écrit est écrit ; et, aux susceptibles qui ne trouveraient pas ces deux axiomes suffisamment péremptoires, je répondrai par ce troisième : l’exception confirme la règle au lieu de la détruire.


BARBE ou BARBÉ, famille d’organistes ayant tous exercé leur profession à Anvers.


BARBE RADZIWILL, reine de Pologne, fille de George Radziwill, castellan de Wilna, inspira une vive passion au jeune Sigismond (Auguste), qui l’épousa secrètement, et ne déclara son mariage qu’après la mort de son père, en montant lui-même sur le trône (1548). La noblesse polonaise reprocha au nouveau roi d’avoir, par cette union, privé la Pologne d’une alliance avantageuse, mais finit par consentir au couronnement. La reine mourut peu de temps après (1550). On prétendit qu’elle avait été empoisonnée. V. Barbara Radziwill.


BARBE (le père Philippe), prêtre de la congrégation des doctrinaires, né à Londres en 1723, de parents français, mort en 1792. Il professa longtemps la rhétorique au collège de Chaumont et se fit chérir de ses élèves. Il était à Paris au moment des massacres de septembre, et n’échappa à la mort que par les soins d’un de ses anciens élèves, Bouche-seiche, maître de pension, et de Manuel, qui avait été son collègue à Chaumont. On rapporte que, craignant de compromettre son hôte, qui était un de ses anciens élèves, il sortit furtivement de chez lui et fut arrêté par des agents de police, qui le conduisirent à la Commune. Manuel, qui en était le procureur, lui remit, avec l’argent nécessaire pour son voyage, un passe-port où se trouvait consignée cette singulière annotation : Honnête homme, quoique prêtre. On a de lui des fables et diverses poésies, ainsi qu’un Manuel des rhétoriciens, plusieurs fois réimprimé.


BARBÉ, ÉE adj. (bar-bé — rad. barbe). Bot. Muni de barbes. || Poils barbés, Ceux qui émettent des ramifications flexueuses et capillaires, comme dans les cirses.

— Blas. Se dit du coq, des dauphins et des comètes, quand leur barbe ou leur chevelure est d’un autre émail que le corps : Famille Boucherat : d’azur, au coq d’or becqué, membré et barbé de gueules. || Se dit aussi, en parlant de la rose, au lieu de pointé. || Se dit également pour frangé : Visage d’argent (blanc), barbé de sable (à barbe noire).


BARBÉ (Jean-Baptiste), graveur au burin, né à Anvers vers 1585, florissait pendant la première moitié du XVIIe siècle. On croit qu’il apprit la gravure à l’école des Wiericx ; M. Charles Blanc pense qu’il fut plutôt élève de C. de Mallery. Il alla en Italie, et revint ensuite à Anvers, où il mourut. Ses principales estampes sont : l’Adoration des rois, la Fuite en Égypte, Jésus amené devant Pilate, et la Présentation au peuple, d’après Martin de Vos ; la Vierge à l’oiseau, d’après Frans Francken ; une Sainte Famille, et Jésus recommandant la Vierge à saint Jean, d’après Rubens ; Saint Antoine de Padoue et Saint Bernardin, d’après P. de Jode ; la Vie et les miracles du père Gabriel Marie, de l’ordre des Frères Mineurs, suite de vingt-six planches, d’après Abraham van Diepenbeck ; plusieurs autres sujets de sainteté, et quelques portraits ; en tout, cent vingt pièces, suivant le catalogue de M. Ch. Blanc.


BARBEAU s. m. (bar-bo — lat. barbellus, même sens ; formé de barba, barbe, à cause des barbes de ce poisson). Ichthyol. Poisson du genre cyprin, très-commun dans les étangs et les rivières. On en trouve des individus qui ont jusqu’à un mètre de longueur : Les barbeaux du Rhône sont surtout estimés. Les œufs de barbeaux sont fortement purgatifs. La forme du corps du barbeau est oblongue. (V. de Bomare.) Par l’allongement de sa tête, le barbeau a quelque analogie avec le brochet. (Daudin.)

Barbeau de mer, Rouget.

— Agric. L’une des nombreuses pièces dont se compose la charrue usitée dans la Brie.

— Bot. Nom vulgaire de plusieurs espèces de centaurées, et particulièrement du bluet : Les barbeaux fleurissent plus vite parmi les blés qu’en bordures dans les jardins. (B. de St-P.) On donne le nom de barbeau jaune à quelques centaurées à fleurs dorées, celui de barbeau musqué à la centaurée musquée. {Guérin.)

— Adj. De couleur du barbeau ou bluet : Il portait un habit bleu barbeau. (Balz.)

— Encycl. Les barbeaux forment un sous-genre du genre cyprin, famille des cyprinoïdes, ordre des malacoptérygiens abdominaux, d’après la classification de Cuvier. Le barbeau est caractérisé principalement par la brièveté de ses nageoires dorsales et caudales, et par les quatre barbillons ou filaments qu’il porte à la mâchoire supérieure. Une forte épine remplace le deuxième et le troisième rayon de sa nageoire dorsale. C’est un poisson d’eau douce ; on le trouve surtout, en Europe, dans les contrées orientales voisines de la mer Caspienne, dans le Nil, au nord de l’Atlas et dans la péninsule de l’Inde. On en connaît aujourd’hui plus de soixante espèces, parmi lesquelles nous ne citerons que le barbeau commun (cyprinus barbus de Linné).

Le barbeau commun est plus long et moins comprimé que la carpe. Ses couleurs sont aussi riches que variées : d’un gris olivâtre pâle sur le dos, avec des reflets dorés peu brillants, parfois avec des tons bleu d’acier, il prend insensiblement des teintes d’un blanc argenté jaunâtre, devenant sous la poitrine et la gorge d’un blanc mat, avec des reflets un peu nacrés. La nageoire dorsale est grise, plus ou moins olivâtre, avec quelques points bruns un peu effacés entre les rayons ; la nageoire pectorale est pâle, et la caudale bordée de teintes rembrunies. Ce poisson habite l’Allemagne, l’Angleterre, la Belgique et la France. Il est assez rare en Italie, où l’on trouve cependant plusieurs autres espèces du même genre ; en Angleterre et en Allemagne, il est si commun que le pêcheur le moins adroit peut en prendre, en une heure, des quantités prodigieuses. Le barbeau aime les eaux claires et courantes ; dans les eaux stagnantes, sa chair devient molle et insipide. On le mange souvent, quand il est très-jeune, confondu avec le goujon ; un peu plus grand, il est peu agréable pour l’alimentation, à cause de la quantité d’arêtes dont sa chair est hérissée. On s’accorde généralement à dire que ses œufs sont dangereux à l’époque du frai, et qu’ils causent des maux de ventre ou des vomissements, qui sont parfois accompagnés de symptômes alarmants. Le barbeau se tient d’ordinaire sous les pierres et les roches ; mais sa voracité donne au pêcheur mille moyens de l’attirer dans ses filets. Les meilleurs appâts sont les petits poissons, les hachis, les insectes, surtout la chenille du saule ; enfin un petit sac dans lequel est renfermée une pâte composée de fromage, de jaunes d’œufs et d’une parcelle de camphre. Le lin mis à rouir dans les rivières est aussi un appât puissant pour les barbeaux, qui se rassemblent en foule aux environs. La grandeur de ce poisson est très-variable : dans les petites rivières, il a rarement plus de 35 ou 40 centimètres ; dans la Seine, aux environs de Paris, il ne dépasse guère 75 centimètres ; mais dans l’Elbe, il atteint fréquemment jusqu’à 1 m. 60, et Cuvier prétend qu’on en a vu qui avaient 3 m. de long. Lorsqu’il atteint ces dimensions extraordinaires, sa chair est très-estimée.


BARBEAU DE LA BRUYÈRE (Jean-Louis), littérateur et géographe français, né à Paris en 1710, mort en 1781. Après avoir pris l’habit ecclésiastique, il alla passer une quinzaine d’années en Hollande, d’où il rapporta diverses cartes peu connues en France. Il communiqua ces cartes à Banche, qui le garda longtemps chez lui et aux ouvrages duquel il eut grande part. En 1750, il publia une Mappemonde historique, où la géographie, la chronologie et l’histoire universelle se trouvaient simultanément exposées. On lui doit, en outre, une traduction de la Description de l’empire russien de Strahlemberg, et des éditions de plusieurs ouvrages utiles, tels que les Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, de la mère Angélique ; les Tablettes chronologiques de Lenglet Dufresnoy ; la Géographie moderne, de Nicolle de La Croix, etc.


BARBEAU DUBARRAN. V. Dubarran.


BARBE-BLEUE. Les dieux s’en vont ! Naguère encore, on frissonnait d’épouvante devant cette terrible figure des Contes de Perrault. Chacun se sentait bien près d’avouer, comme le bon La Fontaine, que si Peau d’âne lui était conté, il y prendrait « un plaisir extrême. » Aujourd’hui que toutes nos montres et toutes nos pendules se règlent sur le cadran de la Bourse, il paraît que notre éducation est meilleure et que la naïveté de nos pères nous inspire un salutaire dédain. Sitôt qu’un jeune Athénien du nouveau Paris a atteint sa seizième année, un cousin — si ce n’est une cousine — lui persuade qu’il est grand temps de confier son menton au rasoir expérimenté d’un artiste en renom ; il jette sur ses épaules l’élégant par-dessus qui est pour lui la robe virile ; il lui révèle les mots sacrés de l’argot des salons suspects, lui enseigne à saluer ces dames en sautillant, à porter le corps en avant et la canne à l’arrière-droite ; il le sacre chevalier… du pince-nez, en lui passant au cou le lorgnon qui ne devra plus quitter ses yeux ; puis, il le promène un peu partout et le conduit, sur le soir, aux Bouffes, afin de l’initier à la saine littérature. Bonheur suprême ! source de félicités ! Les jambes de mademoiselle Trois Étoiles lui disent le cas qu’il faut faire du grec et du latin ; le bredouillement de l’acteur en vogue lui fait connaître un français bien plus réjouissant que celui de Pascal ou de Corneille. Il est en mesure, après huit jours de ce régime, de traiter Homère de crétin sur l’autel de la Belle Hélène, et d’accabler de son dédain tout ce qui n’est pas épatant comme la musique et le style de Bu qui s’avance ; il jure par Orphée aux enfers que les dieux de l’Olympe ne sont que de vieux casques ; et, comme il lui plaît de voir cascader la vertu, il entend qu’à l’avenir les princesses de tragédie n’essayent plus de la lui faire à l’oseille. Il y a assez longtemps, entend-il dire de tous côtés, que la solennelle histoire fait sa Sophie ; il proclamera par-dessus les toits qu’il n’y a de vrai, de beau, de grand que l’immortel calembour. Après cela, ne lui parlez point des figures si diverses qui, depuis quatre mille ans, ont pris place dans le ciel étoilé de la poésie et de la légende. Si vous l’entretenez des personnages immortalisés par les grands écrivains, il s’écriera que ces personnages n’ont de valeur à présent que parce qu’ils se prêtent merveilleusement à la parodie, dont notre siècle est très-friand. Ah ! quel éclat de rire formidable retentirait de la Madeleine à la Bastille pour saluer le bonhomme crédule, l’arriéré Cassandre, le ridicule Géronte, qui oserait, à l’heure qu’il est, prendre « un plaisir extrême » à s’entendre conter Peau d’âne ! Il n’y a plus guère que les lycéens en deçà de leur deuxième lustre à qui il soit permis de lire le livre à images des féeries d’autrefois. Passé cet âge, il est de bon goût de rire des apologues, de ne plus croire aux princes Charmant et aux fées Urgèle. Vient le moment où les seuls contes qui enchantent sont ceux de quelque dame du Lac à huit ressorts, en même temps que les seuls comptes qui épouvantent sont ceux du tailleur ou du bottier. Cela explique pourquoi elles sont flottantes dans l’imagination, mal connues et souvent calomniées ces physionomies barbues ou non barbues que la légende, sous la figure d’une mère ou d’une nourrice, a dressées autour de notre enfance pour calmer nos premières dents. Bercés avec tous ces contes ingénieux dont notre jeune esprit ne pouvait saisir que les traits saillants, persuadés qu’ils ne sont bons qu’à endormir nos chagrins naissants, l’âge d’homme arrivé, nous croirions déchoir si nous lisions avec des yeux d’homme ce que nous avons écouté avec des oreilles d’enfant. Qui de nous n’a su par cœur telle fable de La Fontaine et ne l’a jamais lue ? si l’on entend par ce mot lire se pénétrer du sens et de la portée d’une œuvre. Ainsi des Contes de Perrault, en général, et de Barbe-Bleue, en particulier. Il n’est personne qui ne prétende connaître exactement ce héros dont la tradition a fait un terrible sire, l’épouvantail des filles à marier, le Croquemitaine des marmots indisciplinables. Or, la tradition est tout simplement à côté de la vérité, et, s’il faut l’avouer, il serait temps de reviser attentivement les pièces du procès, c’est-à-dire le conte de Perrault, avant de se prononcer sur le cas de M. de Barbe-Bleue. Au fond, qu’était-ce que ce brave seigneur à qui l’on ne peut guère reprocher que d’avoir occis une demi-douzaine de femmes curieuses ? Un brave homme, un voisin irréprochable, un amphitryon généreux, un mari confiant. Voué au bleu par le narrateur, il n’en garde pas moins, malgré sa barbe effroyable, ses yeux à fleur de tête et son large coutelas, il n’en garde pas moins un lien de parenté avec feu Gribouille et le moderne Calino. Écoutez : « Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la ville et à la campagne, de la vaisselle d’or et d’argent, des meubles en broderie et des carrosses dorés ; mais, par malheur, cet homme avait la barbe bleue… » Ainsi, tout le reproche qu’on puisse faire à notre héros, c’est d’avoir la barbe bleue ; c’est là un reproche qui n’est pas sérieux : autant vaudrait reprocher à Mayeux le grain de beauté qui orne son épaule, ou à un académicien d’être chauve. Supposez cependant que l’idée lui soit venue, à cet homme pour le moins millionnaire, de faire tomber sous le rasoir ses favoris et ses moustaches… Aussitôt cesse l’épouvante causée par une couleur fatale, et nous n’avons plus devant